Return to Equinoxes, Issue 5: Printemps/Eté 2005
Article ©2005, Juliette Dutour
Je pars du principe que la sélection du patrimoine procède davantage de négociations partagées par différents acteurs selon les époques, que d'un potentiel immuable qui lui donnerait un sens et une valeur a priori 1. Dans une ville comme Québec, lieu d'affrontement et de partage entre deux pouvoirs à partir du 18 ème siècle, cette problématique des négociations patrimoniales prend un sens particulier, dans la mesure où elle n'a cessé de se réaliser depuis l'époque lointaine où les Anglais ont remporté le Canada sur la France. Les deux « peuples fondateurs 2 » du Canada, les Anglais et les Français se sont affrontés à Québec et ont dû, à partir de ce moment, partager un territoire et, a fortiori, contribuer à l'écriture d'une histoire, à la constitution d'une mémoire nationale et locale. Du fait de ce fort potentiel historique et symbolique pour l'histoire du Canada, le territoire de cette capitale singulière a fait l'objet de stratégies d'appropriation de la part des institutions patrimoniales, notamment fédérale et provinciale 3. Québec s'est donc construite à travers des stratégies de concurrence permanentes. A ce propos, mon interrogation touche à la construction même de la valeur patrimoniale : quels liens existe-t-il entre un objet historique, son investissement par différentes stratégies patrimoniales et la valeur qui lui est conférée? Quelle est l'influence des processus sociaux tels que le partage d'un territoire, la confrontation politique et la négociation historique sur la force d'évocation d'un patrimoine ?
Dans cette perspective, on ne peut manquer de s'interroger sur la présence, à Québec, de deux institutions patrimoniales qui véhiculent chacune des visions de l'histoire potentiellement divergentes. Ces institutions, la Commission des lieux historiques nationaux (Parcs Canada) et la Commission des biens culturels du Québec conservent des éléments et des sites patrimoniaux de la même ville. La Commission des lieux historiques nationaux, créée en 1919, considère qu'un lieu, un monument ou un événement historique « peut faire l'objet d'une telle désignation s'il a eu une incidence marquante sur l'histoire du Canada ou s'il constitue une illustration ou un exemple important de l'histoire humaine du Canada 4 ». Au Québec, la Commission des Monuments historiques, instaurée en 1922, a pour mission de classer « des monuments et des objets d'art dont la conservation présente un intérêt national au point de vue de l'histoire ou de l'art 5 ». Le patrimoine, en tant qu'élément d'essence profondément politique, est ici un instrument majeur de production d'identité nationale. Ces deux institutions patrimoniales – fussent-elles seulement consultatives - naissent presque simultanément et affichent toutes deux le même objectif. L'enjeu et l'investissement symboliques et politiques semblent d'autant plus forts que la ville de Québec, fondée en 1608 par Samuel de Champlain, a tour à tour été capitale de la Nouvelle France, du Bas Canada, puis de la Province de Québec à partir de 1867, lors de la création de la confédération canadienne. Celle-ci est devenue au milieu du 20 ème siècle, le théâtre de revendications nationalistes avant d'être intronisée « capitale nationale » en 1995.
Comme le souligne très justement l'ethnologue Gérard Althabe, le patrimoine urbain est toujours choisi voire même produit et il participe « de pratiques plus globales de la création des identités collectives au niveau d'une ville 6 ». Dans le cas de Québec, cette production d'identités collectives qui trouverait une expression et un ancrage concret dans la création de patrimoines, avait d'autres ambitions que la valorisation du seul espace urbain. Ainsi, à travers sa longue historiographie, la ville a très souvent été étudiée et valorisée comme le lieu de naissance de la nation québécoise 7. Cette interprétation, qui s'est développée au milieu du 19 ème siècle et au début du 20ème siècle, avec une acuité particulière au moment où la ville perd son statut de capitale au profit d'Ottawa est profondément liée aux idées politiques du temps. En 1867, lors de l'épisode de la confédération, la ville intronisée « capitale » n'est ni une métropole, ni une ville au passé ancien, telle que Québec. La ville d'Ottawa est choisie, pour reprendre les mots de Claude Raffestin, parce qu'une « volonté politique a voulu que l'histoire commence à un moment précis ou que l'on a voulu infléchir son cours à un moment donné 8 ». De plus, le choix d'accoler au terme « capitale », l'adjectif « nationale » est significatif de la part du gouvernement fédéral qui, de cette manière, revendique une authenticité nationale plus forte comparativement aux autres capitales du Canada 9.
Si, comme le postule Christophe Charle, « une collectivité nationale a besoin de se reconnaître dans une histoire commune, dans une littérature (voire une écriture), dans des traditions culturelles et esthétiques (par exemple la musique), dans des lieux de mémoire matériels ou immatériels 10 », comment Québec, dont la construction du patrimoine est « partagée », élabore-t-elle des lieux de mémoire « nationaux » ? Comment la mémoire historique, dont la pluralité est évidente au Canada, s'incarne-t-elle dans les monuments et les sites historiques de la ville ? Et quelle est la place de l'histoire populaire et de la mémoire collective dans la pratique de l'histoire publique et / ou officielle ?
Deux sites patrimoniaux, qui caractérisent fortement la ville de Québec et ont tous deux une vocation nationale, les Plaines d'Abraham et Place Royale, éclairent cet enjeu. Le Parc des champs de bataille nationaux, que l'imaginaire populaire a baptisé les « Plaines d'Abraham », incarne le lieu des batailles qui ont opposé les Français et les Anglais en 1759 et 1760 et qui se sont soldées par la défaite des Français installés en Amérique, marquant le début de la présence anglaise sur ce sol. Le site de Place Royale, dont la redécouverte remonte à la fin des années 1950, a été restauré dans le but de faire ressortir un caractère, à la fois historique et imaginaire, de premier lieu d'installation des Français en Amérique. Ces deux sites ont bénéficié d'un investissement symbolique et politique très fort à des époques différentes, incarnant les idées politiques de leur temps et des conceptions historicisées du patrimoine. Dans un premier temps, j'interrogerai la négociation patrimoniale et les stratégies d'appropriation de l'histoire, qui se sont manifestées à travers l'exemple des Plaines d'Abraham. Dans un deuxième temps, j'analyserai le cas de la restauration de Place Royale, que l'on a voulu îlot français du 18 ème siècle, en territoire québécois 11.
Les Plaines d'Abraham: lieu de la négociation historique ?
Lieu de mémoire dont la valeur et l'existence historiques même ont été controversées 12, le site des « Plaines d'Abraham » a fait l'objet, dans la ville de Québec, d'un investissement symbolique très fort, qui a mené à sa patrimonialisation. Ainsi, bien qu'appelé à figurer en tant que « monument national de la Confédération Canadienne 13 », Georges Morisset le considère comme un lieu légendaire: « il n'y a jamais eu de Plaines d'Abraham à Québec 14 », écrit-il, car Abraham Martin, son premier propriétaire, n'y aurait jamais vécu. Cette déclaration s'inscrit dans le débat plus large qui a divisé les historiens à propos du site des Plaines quant à la véracité de son contenu historique.
Il faut attendre le début du 20 ème siècle pour que soit réactivée la mémoire des Plaines d'Abraham, lors des préparatifs de la célébration du troisième centenaire de la fondation de la ville de Québec. Déjà, à cette occasion, les débats qui agitent la société tournent autour des faits historiques qui s'y sont déroulés et sur leur exacte reconstitution donnant lieu à la publication d'un grand nombre d'ouvrages 15. Parallèlement à ce travail de mémoire, l'objectif principal de la plupart des intellectuels, historiens et hommes politiques qui entrent dans le débat est de sauver ces terres d'un processus de commercialisation qui menace leur conservation. Depuis 1802, le terrain était aux soins des Ursulines pour 99 ans. En 1901, date d'expiration de leur bail, elles expriment le souhait de céder leur propriété à des entrepreneurs fonciers. Ces deux conjonctures, l'une économique, menaçant l'intégrité du site s'il était soumis à la spéculation immobilière, et l'autre, politique et festive, avec les fêtes du tricentenaire, mèneront à la reconnaissance des Plaines d'Abraham en tant que lieu historique national.
Le 17 mars 1908, une loi du Parlement est votée, créant la Commission des Champs de bataille nationaux, l'autorisant à « acquérir et à préserver les grands champs de bataille historiques de Québec, de restaurer autant que possible leurs principaux éléments, pour en faire des parcs nationaux canadiens 16 ». A cette fin, des souscriptions publiques sont lancées pour permettre à la Commission d'acquérir les terrains nécessaires à la constitution du parc et de procéder à leur mise en valeur. Elle reçoit du gouvernement du Canada le droit d'expropriation pour atteindre l'objectif fixé 17. L'entreprise de conception de ce parc national s'étalera sur plus de 40 ans, expression de toutes les négociations entre groupes religieux, autorités municipales ou provinciales et les autorités fédérales qui ont été nécessaires pour la construction de ce lieu. Ainsi, de 1908 à 1954, la Commission obtiendra la majorité – en les achetant et par don de la ville ou de particuliers – des terrains et des monuments qui constituent aujourd'hui le Parc des Champs-de-Bataille.
Parmi les monuments commémoratifs qui composent le paysage des Plaines, le premier fut celui dédié à Wolfe, le général anglais qui mena ses troupes à la victoire. Pendant plusieurs décennies, le monument demeura une simple pierre déposée par son armée sur le site en 1759, marquant l'emplacement où il avait trouvé la mort 18. Cette discrétion commémorative était, aux dires des dirigeants anglais, liée à une volonté de ne pas « honorer trop publiquement la mémoire de Wolfe de peur de heurter une population pour qui le souvenir de 1759-1760 n'était déjà que trop pénible 19 ». Ce sera Lord Aymler, alors Gouverneur Général du Canada qui, en 1832, fera élever un véritable monument à la mémoire du général. Ce geste, qui intervient quelques années avant la révolte des Patriotes (1837-1838), à une époque où le discours nationaliste se fait de plus en plus contestataire à l'égard de la politique fédérale, acquiert de ce fait une grande portée symbolique. Par la suite, le monument sera remplacé en 1913 par la Commission des champs de bataille, puis, à la suite de sa destruction en 1963 par des indépendantistes québécois, il sera à nouveau reconstruit en 1965. Les autres monuments érigés sur les Plaines sont aussi hétérogènes que symboliques, reflets de la complexité de l'histoire sociale et politique du Québec dans le Canada. Outre le monument des Braves, bâti en 1855 par la société Saint Jean-Baptiste pour commémorer la mémoire des soldats morts lors de la bataille de 1760, se trouvent également sur le site le monument Jeanne d'Arc, célébrant la mémoire des héros de 1759 et 1760, la Croix du sacrifice, dédiée aux morts de la Première Guerre Mondiale, le monument Sir Georges Garneau (1958), la fontaine du centenaire de la Confédération canadienne (1967), et le cadran solaire (1987). Par ailleurs, si le site des Plaines n'abrite pas de monument dédié au Marquis de Montcalm, - le général français qui trouva la mort en 1759 au cours de l'affrontement avec les Anglais - sa mémoire bénéficie d'un très grand investissement commémoratif dans le reste de la ville. Ainsi, aussi bien la statue, offerte par des Français en 1911 - située à la frontière du périmètre du Parc des champs de bataille - que la maison Montcalm, la place Montcalm, le Palais Montcalm ou encore le quartier Montcalm, traduisent l'investissement des habitants, de la ville et du gouvernement du Québec dans la célébration du personnage.
On pourrait croire que si la patrimonialisation du site des Plaines a permis sa conservation, elle l'a aussi dépossédé d'une partie de son contenu historique. A l'époque de sa reconnaissance comme lieu historique national, les Anglophones voyaient ce parc comme une des plus grandes scènes de l'histoire de l'impérialisme anglais, lieu où Wolfe battit Montcalm. A l'opposé, les francophones souhaitaient associer le site à des références historiques plus neutres tout en restant fortes d'un point de vue symbolique, telles que la fondation de Québec par Champlain ou encore comme une propriété des Ursulines 20. Peut-on dire pour autant, à la suite de Chistopher Taylor que, pour réunir ces deux perspectives, le gouvernement du Canada, propriétaire du site, dut y adapter la présentation du site et que le résultat « is a rather bland park with little didactic meaning 21 » ? Rien n'est moins sûr, car chaque monument qui compose le site est, comme nous l'avons vu pour le monument dédié à Wolfe, le fruit de négociations, de reconstructions et de reconfigurations, témoignage de la puissance symbolique du lieu, tant pour Québec que pour le Canada.
Place Royale : la représentation de l'héritage français
Tout comme les Plaines d'Abraham, le site de Place Royale est un lieu hautement symbolique pour la ville. Pourtant, il n'est pas investi des mêmes valeurs. Bien au contraire, on pourrait même dire qu'il est son antithèse. Autant le cas des Plaines d'Abraham atteste de négociations dans le processus de conservation, autant le site de Place Royale présente une vision unifiée et unificatrice du patrimoine.
En 1908, le gouvernement du Canada, en intervenant dans la préservation des Plaines d'Abraham, entendait, au-delà du geste de conservation, réaffirmer son autorité dans une ville où les francophones étaient devenus majoritaires depuis la fin du siècle. En attribuant une aura nationale au lieu, il construit un patrimoine au potentiel symbolique fort pour les Canadiens, et, dans le même temps, « en donnant sens au lieu, il indique la direction du pouvoir et son identité 22 ». En 1967, le gouvernement du Québec, à travers le projet de rénovation de Place Royale accompagne et soutient la montée du sentiment national au Québec, dans un contexte de fortes revendications politiques vis-à-vis du gouvernement du Canada.
Il a été montré à plusieurs reprises 23 à quel point le rayonnement de Place Royale dépassait largement le cadre de la ville, et que son caractère immanent avait – entre autres - pour vocation de fédérer l'Amérique française. Ainsi, valorisée en tant que « berceau de l'Amérique française », « première ville fortifiée en Amérique du Nord » ou encore « ville la plus française d'Amérique », les autorités québécoises avaient pour objectif de créer à Québec un centre pour le projet de nation qui s'affirmait alors. Place Royale est, selon Luc Noppen, un « lieu sacré : c'est là que Samuel de Champlain, fondateur de Québec, se serait établi il y a quatre siècles 24 ». Quand on sait qu'au 19 ème siècle cette place a échappé de justesse à une démolition, et qu'elle a failli être remplacée par une gare, son destin contemporain semble encore davantage lié aux préoccupations de son époque 25. On peut d'ailleurs considérer que cette opération a jeté les bases d'une première politique du patrimoine dans la ville de Québec.
C'est en 1686 que l'intendant Bochart de Champigny ramène de France un buste de Louis XIV qu'il installe sur la place du marché de la basse ville de Québec. Déçu de « l'incapacité de la colonie de mener à bien la réalisation de la place 26 », il repartira en France avec le buste en 1702. Par conséquent, jusqu'à la fin du 19 ème siècle et sa redécouverte accidentelle par l'archiviste Pierre-Georges Roy, la place qui avait jadis accueilli le buste du roi était connue sous le nom de « place de la basse ville » 27. A la suite de cette redécouverte, le projet de créer une place royale dans la ville naîtra progressivement dans les consciences de l'époque et sera symboliquement inauguré, en 1928, avec l'arrivée au Québec d'un nouveau buste de Louis XIV, donné par la France. Son installation en 1931 sur la « place de la basse ville » marquera le début du projet. Lorsque commence la rénovation de Place Royale, en 1967, plusieurs tentatives individuelles de réhabilitation, amorcées dès 1955, ont déjà échoué 28. L'opération consiste à r éaménager un quartier de la ville, situé dans sa partie basse, près du port. Dans sa mise en œuvre, le projet a mené à la reconstruction artificielle d' un quartier disparu, identifié comme le site de la première Habitation de Champlain et le lieu de naissance de la ville de Québec. Par conséquent, le processus de rénovation a d'une part abouti à la démolition de la presque totalité des édifices fortement marqués par le 19 ème siècle victorien et d'autre part à la reconstruction d'un ensemble inspiré de ce qui a pu exister au 17 ème ou au 18 ème siécle, sous le Régime français de la colonie 29.
Métissage et négociations sont nécessaires à la construction patrimoniale
Malgré la différence des valeurs qu'ils véhiculent, Place Royale et les Plaines d'Abraham peuvent être rapprochés dans l'analyse parce qu'ils sont tous deux des monuments nationaux portant la marque de leur époque, construits pour exprimer et imprimer dans l'espace les aspirations nationalistes ou identitaires d'acteurs sociaux. Ce sont ces rivalités qui façonnent le patrimoine et participent des processus de construction de sa valeur. Tel que l'affirme Dario Gamboni, les phénomènes de disqualification du patrimoine doivent être reliés à ses processus de qualification, car ils « font partie intégrante du procès de constitution du patrimoine 30 ». L'intention récemment annoncée par le gouvernement du Québec de restaurer et de « réinsérer » dans la ville une statue de la reine Victoria dont la tête fut dynamitée en 1963 par le Front de Libération du Québec s'inscrit dans cette dynamique. Prise pour cible par le FLQ et partiellement détruite à une époque de contestation politique à l'égard du gouvernement fédéral, elle a été conservée au Musée de la civilisation de Québec jusqu'à aujourd'hui. Dans la perspective du 400 ème anniversaire de la fondation de Québec, on veut lui redonner une place dans la ville, dans un mouvement que l'on peut voir à la fois comme un signe de l'appropriation de ses valeurs et l'expression d'une volonté de conciliation historique et politique. Il reste à savoir comment les citoyens vont interpréter ce geste de réimplantation d'un monument au contenu ambigu.
Alors que l'influence, les aspects francophiles des choix de conservation ont été longuement étudiés, tels un prolongement et une célébration du geste lui-même, les points de rencontre, d'échanges et de tensions des francophones et des anglophones sur ce point ont été très peu abordés et analysés. Luc Noppen, spécialiste de l'histoire de l'architecture de Québec comparait en 1999 l'architecture du Vieux-Québec à un palimpseste 31. Ainsi, il montrait à quel point cette architecture, que l'on avait longtemps crue –ou voulu croire- d'essence française procédait davantage d'un mélange de plusieurs styles, correspondant aux pratiques architecturales en cours au Québec depuis sa fondation. De la même manière, l'histoire de la conservation du patrimoine à Québec résulte, elle aussi, d'une superposition de pouvoirs, qui ont chacun voulu donner une orientation à l'histoire de la ville et à l'interprétation de son potentiel historique.
Le patrimoine n'est pas réductible au procès d'« authenticité » qu'on lui fait souvent, et il est important de se rappeler à quel point sa profondeur « touche à la légitimité du pouvoir, à la mythologie des origines, à l'acte de transmettre, mais aussi à l'histoire des intérêts successifs des intellectuels et de leurs patrons, aux mille parcours de la curiosité 32 ». Laurier Turgeon a bien montré qu'en tant qu'objet en perpétuel recommencement, le patrimoine est « continuellement fait et refait par les déplacements, les contacts, les interactions et les échanges entre individus et groupes différents 33 » et que sa transmission implique une transformation et un métissage continus. La dynamique patrimoniale, qui ne se situe pas toujours dans un rapport de fidélité à l'histoire, nous permet de prendre conscience de la matérialité des phénomènes d'appropriation historique et de valorisation sélective. Par conséquent, même le site des Plaines d'Abraham devient, nous l'avons vu, un lieu de mémoire pour le Québec qui, à défaut de pouvoir changer l'issue des guerres de 1759, peut s'en approprier et en modeler l'histoire. Selon un mécanisme décrit par Marc Guillaume, dans ce cas la mémoire historique de Québec, « plutôt que de s'opposer aux artefacts du patrimoine, s'en sert comme d'un support ; elle les détourne de leur usage programmé et de leur signification univoque 34 ». Ainsi la statue de Jeanne d'Arc, cadeau à la ville de deux Américains en 1938, officiellement installée sur les Plaines d'Abraham pour honorer la mémoire des héros des batailles de 1759 et 1760, est-elle également une figure historique française , livrés aux Anglais par les Bourguignons.
« L'héritage n'est pas l'histoire » affirme David Lowenthal ajoutant que « l'orgueil du passé n'est pas un triste résultat de l'héritage mais son principal objectif 35 ». Reconnaissances et destructions, désignations et déclassements, mélanges et métissages ne sont pas des accidents du patrimoine mais bien ses caractéristiques les plus authentiques.
Juliette Dutour est doctorante en histoire du patrimoine à l'UniversitéLaval (Québec) et à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (Paris).Sa thèse s'intitule "Négociations et construction patrimoniales à Québec: de la commémoration de l'histoire au partage du patrimoine". Juliette a effectué d'autres recherches dont une sur la construction des valeurs patrimoniales en France, au Canada et aux Etats-Unis et a également travaillé au Maroc à la constitution d'un inventaire du patrimoine architectural.
1 Cette analyse du patrimoine a été développée pour la première fois dans une perspective large par Jean-Pierre Babelon et André Chastel dans La notion de patrimoine (Paris, Liana Levi, 1994).
2 J'emploie ici cette expression tout en ayant conscience que le contexte canadien contemporain ne peut plus être réduit à cette seule dualité. A ce propos, on pourra se reporter à l'ouvrage dirigé par Jean-Michel Lacroix et Fulvio Caccia (dir.), Métamorphoses d'une utopie. Le pluralisme ethno-culturel en Amérique, un modèle pour l'Europe ?, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1992.
3 Il faut préciser que, bien que je ne traite pas de leur action dans ce texte, outre les gouvernements fédéraux et provinciaux, les autorités municipales jouent également un rôle important dans la conservation et la mise en valeur du patrimoine de Québec.
4 « Critères, lignes directrices générales et lignes directrices particulières », In Site de la Commission des lieux et monuments historiques du Canada , [En ligne] http://www.pc.gc.ca/clmhc-hsmbc/crit/crit1_F.asp (Page consultée le 10 février 2005).
5 « Historique de la loi sur les biens culturels », In Site du Ministères des biens culturels , [En ligne] http://www.mcc.gouv.qc.ca/pamu/biens-culturels/historique.htm#texte2 (page consultée le 10 février 2005).
6ALTHABE Gérard, « Production des patrimoines urbains » In Patrimoines en folie , In JEUDY Henri-Pierre (dir.), Paris, Editions de la Maison des sciences de l'homme, 1990, p.271.
7BOUCHARD Gérard. « Une crise de la conscience historique. Anciens et nouveaux mythes fondateurs dans l'imaginaire québécois », In KELLY Stéphane (dir.), Les idées mènent le Québec. Essais sur une sensibilité historique , Sainte Foy, Les Presses de l'Université Laval, 2003, p.33.
8RAFFESTIN Claude « La fonction de capitale est-elle nomade? », In Urbanisme , vol.56, n°217, p.133.
9Dans cet objectif, c'est en 1959 qu'est créée par le Parlement canadien la « Commission de la capitale nationale », qui elle-même avait été précédée par le vote de la « Loi sur la capitale nationale » en 1958. (« Historique de la CCN », Site de la Commission de la capitale nationale [En ligne], http://www.canadascapital.gc.ca/corporate/aboutthencc/history_f.asp (Page consultée le 10/10/04).
10CHARLE Christophe, « Introduction. Pour une histoire culturelle et symbolique des capitales européennes », In CHARLE Christophe, ROCHE Daniel (dir.), Capitales culturelles, capitales symboliques. Paris et les expériences européennes , Paris, Publications de la Sorbonne, 2002, p.9.
11AUGER Réginald, MOSS William, “The archaeology of physical and social transformation: high times, low tides and tourist floods on Quebec City's waterfront”, In MAYNE Alan, MURRAY Tim (ed.), The Archaeology of Urban Landscapes. Explorations in Slumlands , Cambridge, Cambridge University Press, 2001, p.137.
12MORISSET Georges, Les Champs de bataille nationaux. "Where are the Plains of Abraham?" , Québec, Les Editions du Cap Diamant, 1950, p.6.
13 CASGRAIN Philippe-Baby, La bataille des Plaines d'Abraham et de Sainte-Foye , Québec, Imprimerie du Daily Telegraph, 1908, p.8.
14MORISSET Georges, Les Champs de bataille nationaux. "Where are the Plains of Abraham?" , op. cit., p.8.
15 Parmi une abondante littérature, on peut citer : CASGRAIN Philippe-Baby, La bataille des Plaines d'Abraham et de Sainte-Foye , op. cit. ; The Quebec battlefields : an appeal, issued in French and English under the authority of the headquarters of the Quebec Battlefields Association , Québec , s.n., 1908; DOUGHTY, Arthur G. Sir., The siege of Quebec and the battle of the Plains of Abraham , Québec, Dussault & Proulx, 1901-1902.
16 Loi 7-9 Édouard VII, chap. 57.
17P arc des champs de bataille nationaux. Plan directeur: phase 1 "inventaire préliminaire" , Ottawa, La Commission des champs de bataille nationaux, 1975, p.7.
18 MATHIEU Jacques, KEDL Eugen, Les Plaines d'Abraham. Le culte de l'idéal , Sillery, Editions du Septentrion, 1993, p.262.
19P arc des champs de bataille nationaux. Plan directeur: phase 1 "inventaire préliminaire" , op. cit., p.21.
20 T AYLOR Christopher James. Negotiating the Past. The Making of Canada's National Historic Parks and Sites , Montreal, McGill-Queen's University Press, 1990, p. xii.
21 Idem , p. xiv.
22 MATHIEU Jacques, KEDL Eugen, Les Plaines d'Abraham. Le culte de l'idéal , op. cit., p.241.
23 A ce sujet, on pourra se reporter aux travaux de Luc Noppen et plus précisément à : NOPPEN, Luc, « Place-Royale, chantier de construction d'une identité nationale », In Dieudonné Patrick (éd.) Villes reconstruites, du dessin au destin , Paris, L'Harmattan, 1993, vol. 2, pp. 301-306.
24MORISSET Lucie K., NOPPEN Luc, « De la ville idéelle à la ville idéale : l'invention de la place royale à Québec », In Revue d'histoire de l'Amérique française , vol. 56, n°4, Printemps 2003, p.454.
25 HARVEY Fernand, « La production du patrimoine », In FORTIN Andrée (dir.), Produire la culture, produire l'identité , Sainte-Foy, Presses de l'Université Laval, 2000, p.7.
26 MORISSET Lucie K., NOPPEN Luc, « De la ville idéelle à la ville idéale : l'invention de la place royale à Québec », op. cit., p.472.
27 Idem, p.472.
28 AUGER Réginald, MOSS William, “The archaeology of physical and social transformation: high times, low tides and tourist floods on Quebec City's waterfront”, In MAYNE Alan, MURRAY Tim (ed.), op. cit., p.137.
30 FAURE Isabelle, La conservation et la restauration du patrimoine bâti au Québec. Etude des fondements culturels et idéologiques à travers l'exemple du projet de Place Royale , Thèse de doctorat, Sous la direction de Françoise CHOAY, Université de Paris 8, 1995.
31 GAMBONI Dario, « La face cachée du procès de constitution du patrimoine : destructions, déclassements, disqualifications », In POULOT Dominique, Patrimoine et modernité , Paris, L'Harmattan, 1998, p.261.
32 NOPPEN Luc, « L'architecture du Vieux-Québec ou l'histoire d'un palimpseste. Pour en finir avec le mythe de la juxtaposition », In BEAUDET Marie-Andrée (dir.), Echanges culturels entre les Deux solitudes , Sainte Foy, Presses de l'Université Laval, 1999, pp. 19-40.
33 POULOT Dominique, Musées et patrimoine. L'institution de la culture , Paris, Hachette, 2001, p.4.
34 TURGEON Laurier, Patrimoines métissés. Contextes coloniaux et post-coloniaux , Paris, Maison des Sciences de l'homme, Sainte Foy, Presses de l'Université Laval, 2003, p.18.
35 GUILLAUME Marc, La politique du patrimoine , Paris, Galilée, 1980, p.17.
36 LOWENTHAL David, « La fabrication d'un héritage », In POULOT Dominique, Patrimoine et modernité , op. cit., pp. 110-111.
Sources et ouvrages cités:
ALTHABE Gérard, « Production des patrimoines urbains » In Patrimoines en folie , In JEUDY Henri-Pierre (dir.), Paris, Editions de la Maison des sciences de l'homme, 1990.
AUGER Réginald, MOSS William, “The archaeology of physical and social transformation: high times, low tides and tourist floods on Quebec City's waterfront”, In MAYNE Alan, MURRAY Tim (ed.), The Archaeology of Urban Landscapes. Explorations in Slumlands , Cambridge, Cambridge University Press, 2001.
BABELON Jean-Pierre, CHASTEL André, La notion de patrimoine , Paris, Liana Levi, 1994.
BOUCHARD Gérard. « Une crise de la conscience historique. Anciens et nouveaux mythes fondateurs dans l'imaginaire québécois », In KELLY Stéphane (dir.), Les idées mènent le Québec. Essais sur une sensibilité historique , Sainte Foy, Les Presses de l'Université Laval, 2003.
BUCICA Cristina, « Les capitales non-métropoles : anomalie, artifice ou modèle différent ? », In MORISSET Lucie, DIEUDONNÉ Patrick, SIMON Jean-François (dir) Réinventer pays et paysages au XX e siècle , Brest, Centre de recherche bretonne et celtique, Institut de geoarchitecture, Universite´ de Bretagne occidentale, 2003, pp. 245-264.
CASGRAIN Philippe-Baby, La bataille des Plaines d'Abraham et de Sainte-Foye , Québec, Imprimerie du Daily Telegraph, 1908.
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