Equinoxes   Equinoxes Equinoxes Equinoxes

Return to Equinoxes, Issue 1 : Printemps/Eté 2003
Article ©2004, Stéphanie Boulard

Liens
Michaux, peintre et poète
Presse-Michaux
Henri Michaux .Net

Stéphanie Boulard, Emory University

Tête-à-tête avec les monstres de Henri Michaux

Dans les quelques pages qui vont suivre, et pour en annoncer la couleur, il ne sera question que de têtes. De la question que se pose Michaux sur les têtes. De la question que les têtes posent. Savoir, alors, quelles têtes apparaissent dans ses écrits, quelles têtes surgissent dans ses peintures, mais surtout quelle tête il fait, lui, Michaux, à voir surgir toutes ces têtes ? Car de têtes il y en a autant que de « propriétés », autant que d'animaux fantastiques, autant qu'il y a de peuples au pays de la Magie, tant et si bien que l'on en vient à se demander si Michaux ne change pas de tête comme Plume change de bras et d'autres de chemise. Têtes, donc, au pluriel s'entend - têtes de monstres, innombrables, en qui chacun est libre ou non de se reconnaître.

Monstre, se dit d'un homme au physique étrange, d'un homme défiguré par la lèpre ou, par hyperbole, d'un homme très laid. Or ce sont bien des monstres qui peuplent les peintures de Michaux lesquelles nous confrontent, de fait, à la question de la figure. A la question de la figure, ou plus exactement, à ce qui dé-figure la figure, à ce qui échappe à la figure ou plutôt, à ce qui figure l'infigurable. Dans la négociation impossible avec l'infigurable. Comme si le monstre était (ou dût être) ce qui nous tient dans l'épouvante de la figure.

Comment, alors, s'y reconnaître ?


Vertige abyssal de la figure qui le mène à s'interroger sur sa propre identité et le « je » incertain de son énonciation. Ce « je » qui a « soif » de « donner un corps » à cet « autrui » qui est en lui, tout à la fois en et en dehors de lui. Ce « je » qui ne s'accommode d'aucun corps, qui ne s'y fixe jamais, et dont les « propriétés » ont la caractéristique de le soumettre à tous les « changements » possibles et imaginables.

Ainsi, Michaux est-il tour à tour fourmi, chiffon, chant neigeux. Il est empereur de la planète Saturne, plage de galets, typhon. Il est encore rombroède, fœtus, sapin, baleine. Etre aux « formes multiformes », le corps étranger est pour lui comme « une occasion, une provocation à personnages, auxquels dès lors [il] remet[…] l'affaire, celle de jouir et de souffrir, des gens et des choses étrangères et hostiles. »1 Le corps étranger serait donc, pour Michaux, un espace propre à la métamorphose, un espace dont le tissu même servirait de cocon à tous les emprunts, de bassin de culture à toutes les fermentations.


Que nous disent, dans ce cas, ces métamorphoses, sinon que le corps semble être le fil conducteur des mouvements de l'être intérieur, celui-là même « qui combat continuellement des larves gesticulantes. »2 Autant de métamorphoses en « n'importe quel autrui », la forme s'étend en ce que Jean-Luc Nancy aurait appelé une « inquiétante poussée de l'étrange. »3 Cette « poussée de l'étrange », voilà ce que l'œuvre peint de Michaux provoque visuellement : quelque chose ici nous parle, nous regarde et nous échappe tout à la fois.

Le monstre est en effet cet être qui force le « poli des surfaces », qui « s'ajoute, s'étend, s'étend »,4 pour laisser entendre l'indice d'une altérité radicale dans la profondeur : tel est bien, tout compte fait, ce qui constitue, pour une part, la monstruosité du monstre. Corps étranger, et qui met le corps à l'épreuve de l' « intrusion » ; l'intrus se manifeste d'ailleurs dans le dedans - « on ne se reconnaît plus. »5 S'esquissent ça et là des traits irreconnaissables, des figures à l'identité perdue, des têtes déformées, témoignages de la fascination qu'a Michaux envers tout ce qui concerne la différence : « Ç'avait été comme d'entrer dans l'écriture d'une personne étrangère, là où avec peu de repères et tout du même ordre, et cessant de critiquer aussi bien que d'approuver, on s'abandonne sans résistance à une vie inattendue, dans une altérité qui fond. »6

On ne sera donc pas surpris de constater que le corps, chez Michaux, peut bien prendre toutes les formes, il n'empêche que la tête, elle, a toujours la forme d'une tête. C'est que l'œuvre de Michaux, d'une certaine manière, est une œuvre qui n'aura eu de cesse d'aller à la rencontre de visages venus d'ailleurs, de figures à l'identité trompeuse, de têtes toutes plus différentes les unes que les autres, comme si c'était la tête proprement dite (et la tête étrangère entre toutes) qui lui servait de point d'ancrage. On comprend alors que si les signes peints - ces grandes encres auxquelles il est attaché - occupent bien une place majeure dans l'œuvre, ce sont les peintures de têtes qui vont nous intéresser ici, en ce qu'elles s'imposent à nous dans le silence qui les entourent : la tête, notre point de faiblesse, notre point de blessure, est monstrueuse dès le départ.

C'est ainsi seulement que les figures de monstres de Michaux vont dire quelque chose du fragment et de la dislocation dans un monde désormais éclaté, habité par un sujet au je « fêlé »,7 un je qui est entré dans l'ère du soupçon, un je « orphelin »8 qui pose la seule question qui mérite encore d'être posée : « Qui « je » ? »9


Des peintures de Michaux que dire alors ? Sinon qu'elles forment une cohérence avec l'œuvre écrite, lui répondant, lui faisant écho. Et ces peintures bien sûr nous intéressent en ce que les têtes vont progressivement envahir aussi bien l'espace pictural que poétique. Car la tête est, en elle-même, déjà importante - tête plus grosse que le corps qui se fait inversement le plus petit possible, le plus absent possible : c'est la tête ou rien, sachant que la tête est de toutes les façons toujours déjà trop grosse.

Reste que les têtes sont « indispensables », en ce que la figure de l'Autre questionne chaque tête hypertrophiée :

« la tête déjà est importante. Dominante, grosse autant et plus que le corps, lequel n'offre rien de particulier, tandis que la tête (qui dans la réalité sait déjà accomplir tant de fonctions, manger, sucer, mordre, voir entendre, goûter, retirer, embrasser, gazouiller, crier, rire, grimacer, faire peur, faire enrager, parler peut-être), la tête est dans son dessin la maîtresse partie, accapareuse entre toutes les parties corporelles. […] comme chez tous les embryons de mammifères, la tête de l'embryon humain est incroyablement grosse. La tête seule est pour lui indispensable.  »10

Et de même, comment nier que c'est la question de l'étranger, du monstre-visage, que fait visuellement apparaître chaque peinture de tête de Michaux ? A ce moment donc, on pourrait dire de ces têtes que ce sont des têtes-monstres : les visages, en effet, lui échappent, ou plus exactement, c'est qu' « à aucun moment la présence n'y adhère »,11 que toujours, dans ce qui se présente sur le papier ou la toile, il y a ce quelque chose de sauvage. Têtes-monstres, par conséquent, dont nous allons parler. La question que pose l'œuvre de Michaux est bel et bien de savoir quel corps ou quelle tête épouser et de quel corps ou de quelle tête se débarrasser.

Si Michaux considère l'acte de peindre comme un voyage vers l'inconnu de la forme, c'est qu'il peint comme un enfant qui s'invente des monstres. Ainsi écrit-il dans ses réflexions sur ses premières encres :

« Les animaux et moi avions affaire ensemble. Mes mouvements je les échangeais, en esprit contre les leurs, avec lesquels, libéré de la limitation du bipède, je me répandais au dehors… Je m'en grisais, surtout des plus sauvages, des plus subits, des plus saccadés. J'en inventais d'impossibles, j'y mêlais l'homme, non avec ses quatre membres tout juste bons pour le sport, mais muni de prolongements extraordinaires, suscités spontanément par ses humeurs, ses désirs en une incessante morpho-création. Cela, vivant encore, ne demandait qu'à entrer dans mes dessins et s'y rua aussitôt. »12

Des animaux étranges, étrangers, qui dérivent, glissant « toujours à […] gauche » et aussi « un peu en oblique »,13 donnant par leur position même un état du sinistre. Corps ou têtes, c'est là tout l'aléatoire des « barbouillis de formes » qui apparaissent sous la main de l'enfant : la pâte s'étale en taches, qui sont taches de couleurs en déroute ; la forme part à la dérive.

Le corps monstrueux échappe donc à la figure comme à la forme, parce qu'il se situe en deçà de la forme en même temps qu'au-delà ; qu'il est le point extrême de la figure et de la forme : figure en déroute, qui va jusqu'au bout d'elle-même. Il est cet anti-corps en puissance de forme et qui semble se situer dans l'insituable de la forme ; cette « forme informe » comme l'appelle Michaux, qui se déforme, repousse la forme hors des limites de la forme raisonnable et échappe par là même à la raison. Le monstre se constitue ainsi d'une incompréhension de la forme à la lettre, puisqu'il ne comprend pas la forme et ne la contient pas. En ce sens, et parce qu'il met les limites à l'épreuve, il est un devenir-forme qui excède les possibilités de représentation ou de configuration : c'est tout aussi bien quelque chose comme « une perche, un têtard géant, un clown, un gros boudin ou une énorme betterave ». Peu importe : « par une ligne la transmission s'est opérée. »14 La peinture arrache la forme à l'inertie, la fait bouger, la fait, littéralement, sortir de ses gonds. Tels sont les monstres-têtes : des monstres qui n'ont pas de forme proprement dite, qui se jouent de la forme à lui faire perdre la tête - quelque chose comme des corps sans organes, au sens strictement deleuzien du terme. Des corps d'un côté, des visages de l'autre. Des visages sans corps, des corps sans visages. De là leur caractère monstrueux : les visages fondent et envahissent l'espace.

Il suffit d'une ligne, en effet, pour que la forme parte à la dérive, pour que, sortie de l'espace qui lui était imparti, elle s'affranchisse de la fixité, se découvrant un rapport avec le mouvement. Et le mouvement, chez Michaux, passe par l'eau, par la prédilection de Michaux pour les techniques humides. Eau de l'aquarelle, eau de l'encre, lavis ; l'eau est ce qui met la forme en mouvement :

« Le flash, les couleurs qui filent comme des poissons sur la nappe d'eau où je les mets, voilà ce que j'aime dans l'aquarelle. Le petit tas de colorant qui se désamoncelle en infimes particules, ces passages et non l'arrêt final, le tableau. En somme, c'est le cinéma que j'apprécie le plus dans la peinture. »15

Il n'est guère possible de parvenir à saisir une image fixe dans les peintures de Michaux car tout y est mobile, mouvement, bousculade : cela « file », « passe », se « désamoncelle », l'aquarelle, à sa manière, nous fait son cinéma, qui bouge, tremble, tressaute, qui s'agite contrairement à ce que peut dire Michel Butor, qui trouve, lui, que la peinture de Michaux « manque d'animation. »16 Cela déborde d'animation, au contraire, cela déborde de formes, jusqu'à se faire déborder par la forme même :

« Eau de l'aquarelle, aussi immense qu'un lac, eau, démon-omnivore, rafleur d'îlots, faiseur de mirages, briseur de digues, débordeur de mondes… Je vois avec une joie secrète d'abord, mais de plus en plus évidente, cette dérivation de la ligne de mon dessin. Dans l'eau et l'infiltration qui gagne partout. »17

C'est que l'eau ne s'attache pas à la forme, ne fixe pas la forme, elle opère plutôt ce que l'on pourrait appeler un énervement de la forme, la délogeant, la bousculant, la télescopant, la malmenant par la dissolution. L'eau embrouille son monde et contribue ainsi à l'émergeance de créatures monstrueuses, de têtes toutes plus étonnantes les unes que les autres, de formes-sujets innombrables. Pas étonnant, dès lors, que sous l'action de l'eau la forme parte à la nage de tous côtés, entraînant le « sujet vers un flou qui ne cesse de se dilater, ou de déraper, surface de dissolution, de divergence et de distorsion, en route vers une re-absurdité qui [le] laisse béant sur la rive. »18

Le peintre-enfant poursuit le travail de la ligne, un pinceau à la main et retrouve les joies de l'enfance :

« Plus généralement quand l'enfant s'empare des couleurs, c'est leurs polyvalence tapageuse, leur tohu-bohu qui l'excitent, où il passe et repasse comme au milieu de détonations. Un barbouillage peut s'ensuivre qui ne les fait pas reculer, à quoi il n'est pas opposé. […] Là, fasciné par la boue, la vase, les consistances molles, les coulées et ses matières mêmes sorties puantes de ses intestins, le gamin resté intrigué par l'état d'avant la séparation du liquide et du solide, de la terre et de l'eau, d'avant la mise à part du sale et du propre (cette propreté et netteté impeccable qui est le contentement et l'aspiration quasi maniaque de l'adulte) va enfin pouvoir modeler, pétrir le sale, le salissant, et par couches épaisses répandre des coulées de couleurs, sans retenue avec une joie sans nom qui le libère mais gêne les grandes personnes qui le voient faire, barbouillé et heureux. »19

L'œuvre peint de Michaux ne cherche pas tant à figurer qu'à faire apparaître un inachèvement, une incomplétude, un in-souci des formes : contre la plastique, il peint la forme en souffrance. Michaux est en effet ce petit barbouilleur qui peignait avec des couleurs des visages défigurés. Enfance de la peinture, nous dit Philippe Bonnefis, in statu nascendi. Le peintre-enfant peint comme on ne devrait pas le faire : il dé-forme, dé-visage, dé-figure. Et nous offre le spectacle de ses dégradations.

Et cette prééminence de la déformation passe par l'eau : eau de l'origine, eau des marécages, eau boueuse de la création où apparaissent des visages disloqués, des monstres en pleine morpho-création. Le trait fuse, et c'est un monstre toujours sur le point de surgir là où on l'attend le moins.

Car à voir ce corps infirme qui vient vers lui, c'est un peu de son être propre qu'il retrouve, à tel point qu'il « se sent pareil, s'y comparant sans difficulté. »20 Comme si la ligne en fuite pouvait rendre compte d'un certain portrait, de la tension d'un visage qui inquiète de toutes les façons et dont l'étrangeté ne demande qu'à se manifester. La peinture met en scène un combat des encres où, comme en écho à la langue toute en variations et gonflements, elle aide « à exprimer de grands dégoûts ». Dans ces formes dégoûtantes, où le peintre-enfant tend à se reconnaître, ce qui apparaît c'est bien le bouleversement de la bonne forme, de la belle figure que, désormais, l'on « renverse par terre » et sur laquelle il ne faut pas hésiter à s'asseoir, quitte à la faire disparaître, elle, l' « auguste figure »,21 sous son derrière. Il semble désormais impossible de considérer la peinture de Michaux comme autre chose qu'une tentative de changer la perspective que l'on a de l'être en en montrant la figure écrasée.


Qu'est-ce donc qui se montre dans ces visages défigurés ou ces têtes-monstres ? Ni le visage de l'horreur, ni un délire de défiguration ; tout simplement une tête qui est « vue et qui avoue tout de suite. »22 Ainsi peut-on voir dans ce monstre douloureusement triste, qui voudrait bien s'effacer mais qui n'y arrive pas vraiment, une pauvre tête « condamnée à l'expressionnisme. »23

Ce qui se présente à nous c'est ce quelque chose qui repose au fond de l'individu, qui ne prend ni forme ni figure : « entre individuation et typage, psychologie et anthropologie, autographie et exographie, comme entre écriture et peinture »,24 les figures-monstres hallucinent l'identité de la figure. Les têtes-monstres contraignent la peinture à une position des plus imprévisibles tant ces visages-monstres sont inapprivoisables, tant, à les regarder, surgit en nous, comme un écho, le souvenir de toutes ces faces perdues dans l'ombre.

Notes

1   Michaux, Henri. Passages, in Œuvres complètes. Vol. 2 (Paris : Gallimard, 2001) 350.

2   Michaux, Henri. « Mouvements de l’être intérieur », dans Plume précédé de Lointain intérieur, in Œuvres complètes. Vol. 1. 620.

3   Nancy, Jean-Luc. L’Intrus. (Paris : Galilée, 2000) 45.

4   Poème de Henri Michaux intitulé « Mouvement » dans Face aux verrous, in Œuvres complètes, Vol. 2. 438.

5   Nancy, Jean-Luc. L’Intrus. 39.

6   Michaux, Henri. Affrontements. (Paris : Gallimard, 1986) 69. Je souligne.

7   Gilles Deleuze traduisant le terme de Freud : « Spaltung » qui, en allemand, veut dire « fêlure », in Différence et répétition. (Paris : P.U.F., 1968) 118.

8   Derrida, Jacques. La Dissémination. (Paris : Editions du Seuil, 1972) 87.

9   Cixous, Hélène. La venue à l’écriture. (Paris : U.G.E., 1977) 23. Voir aussi Nancy, Jean-Luc. L’Intrus. 13.

10   Michaux, Henri. Essais d’enfants, dessins d’enfants. 59.

11   La thèse est de Philippe Bonnefis. Voir son livre intitulé Le Cabinet du docteur Michaux, à paraître aux Editions Galilée, Paris.

12   Michaux, Henri. Essais d’enfants, Dessins d’enfants. 200-201. Je souligne.

13   Michaux, Henri. « Personnel », dans Face aux verrous, in Œuvres complètes. 474.

14   Michaux, Henri. Essais d’enfants, Dessins d’enfants. 63.

15   Michaux, Henri. « En pensant au phénomène de la peinture », dans Passages, Œuvres complètes. Vol. 2. 329.

16   Butor, Michel. Le Sismographe aventureux, improvisations sur Henri Michaux. (Paris : Editions de la Différence, 1999) 145.

17   Michaux, Henri. « En pensant au phénomène de la peinture ». 330.

18   Ibid. 330.

19   Essais d’enfants, dessins d’enfants. 67.

20   Essais d’enfants, dessins d’enfants. 62.

21   Michaux, Henri. « Mon Roi », dans La Nuit remue, in Œuvres complètes. Vol. 1. 423.

22   L’argument est de Philippe Bonnefis – voir son livre à paraître: Le Cabinet du docteur Michaux.

23   Bonnefis, Philippe. Le Cabinet du docteur Michaux.

24   Bellour, Raymond. Notice de Textes épars – 1936-1938, in Œuvres Complètes. Vol. 1. 1224.