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Return to Equinoxes, Issue 1 : Printemps/Eté 2003
Article ©2004, Meadow Dibble-Dieng

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Meadow Dibble-Dieng, Brown University

Contester la quarantaine

La revanche de la femme contagieuse sur la nation frileuse dans la littérature décadente

Vos malades sont là, dans cette fête ?
Sans doute. Les plus gravement atteints. Je vais étudier les progrès de la maladie, sans espérance, hélas ! de la guérir.
Je n'ai guère envie, cette nuit, de gagner ou de perdre. Voulez-vous me permettre de vous suivre...
A ma clinique ? très volontiers.
Au moins, le mal n'est pas contagieux ? dit M. de Mael-Parbaix avec un peu de honte, d'ailleurs, de sa médiocre plaisanterie.
Certes, il l'est. Mais qu'importe ? puisque, inévitablement, vous en serez atteint, si vous ne l'êtes déjà.
 Catulle Mendès, Méphistophéla

Le personnage féminin de la littérature décadente est souvent rapproché dans la critique au vampire ou au fauve. De sang froid elle-même, c'est du sang chaud qu'elle se nourrit. Dévorante, son repas de prédilection, c'est les hommes. La Décadente serait ainsi une menace guettant principalement le Décadent, ce dandy cérébral et aristo qui se présente comme victime parfaite pour sa passivité, sa curiosité vicieuse et sa faiblesse congénitale. Elle est prédateur, et lui, la proie.

Il manque cependant à ce portrait de la femme décadente des éléments essentiels, tels son effet sur les femmes de son entourage et son impact sur la société dans son ensemble, que selon beaucoup d'auteurs elle serait sur le point de détruire. En effet, chez Zola, Lorrain, Mendès et bien d'autres, la chute du Second Empire serait directement attribuable à la chute de la femme moderne. La science positiviste de l'époque offrait aux écrivains de fin de siècle un modèle important pour cerner et décrire l'effet nocif de cette femme « libérée » sur la nation. Elle est ainsi assimilée, à la fois dans le discours scientifique et littéraire, à un microbe malin qui, en circulant librement dans l'organisme, devait activer une tare initiale et condamner le corps social à une dégénérescence rapide. On se croyait face à une épidémie sociale sévère, à une sorte de peste noire de l'esprit. Et à son origine était la femme.

Nous avons donc affaire à une menace organique, ou à ce que Zola appelle une véritable « force de la nature », irrépressible et aux effets dévastateurs (Zola 236). Plus apte à décrire l'ensemble des attributs et activités ravageuses de la Décadente que le vampire ou le fauve est une nouvelle figure : celle de la Femme Contagieuse. Cette analyse sera axée sur trois romans qui ont pour personnage principal une femme : Nana d'Emile Zola, Méphistophéla de Catulle Mendès, et La Marquise de Sade de Rachilde.


Qu'elle finisse vérolée bouffie, morphinomane suicidaire ou sangsue affamée pour manque de victimes, qu'elle se nomme Nana, Sophor ou Mary Barbe, la femme décadente ne semble pas échapper à la sanction punitive en fin de récit, qui veut qu'elle succombe à la maladie dont elle n'était jusqu'alors que porteuse. Faite d'une chair solide, irrésistible et apparemment incorruptible, cette reine de la débauche est dotée, au départ, de la capacité de passer « au milieu des hystéries de son temps comme la salamandre au milieu des flammes » (Rachilde 228). En dépit de sa beauté exceptionnelle, son corps provoque chez ses admirateurs un certain malaise en ce qu'il semble dissimuler tout un arsenal d'afflictions ravageuses. Celles-ci - déployées à volonté dans le but de dompter puis d'exterminer ses victimes selon les lois de quelque vendetta secrète - sont de nature sexuelle, morale, économique et politique. Sous l'influence malsaine de la Décadente, hommes et femmes, provenant de la haute société comme des bas fonds, deviennent progressivement « animaux », irrévérents, flambeurs et impuissants. Ainsi se répand, comme par contagion, une hostie de vices tels que l'adultère, la folie meurtrière, la dépense effrénée, le suicide et l'accoutumance aux drogues. C'est toute une ville assiégée, toute une nation exposée désormais au risque de se retrouver contaminée définitivement par cette folie grandissante. La menace devant être contenue, la quarantaine s'impose. La reine se décompose et le roi reprend son trône.

Nana - la prostituée prodigieuse - fait figure de précurseur en la matière, et à sa suite surgit Mary, la tortionnaire sadique, puis Sophor, la meurtrière, telle une succession d'épidémies ravageant la France entre 1880 et 1890. La généalogie de ces « fleurs du mal » inscrite dans la littérature décadente s'étend sur la fin de siècle et la dépasse. Mais cette généalogie remonte également dans le passé, ou du moins dans un passé fictif, car la mère de Nana était alcoolique, celle de Mary phtisique, et celle de Sophor une voleuse et une violeuse. On constate facilement que les thèses atavistes de Lombroso, Nordau et Morel faisaient impression à l'époque et se sont vues validées par le biais de la littérature. Ainsi, dans le domaine scientifique comme le domaine littéraire, la Décadente porte en elle les séquelles d'une hérédité pourrie.

Et pourtant, contrairement au portrait fait d'un Monsieur de Phocas ou d'un Des Esseintes - aristocrates viciés et à bout de souffle - l'auteur qui prend pour protagoniste une femme et pour situation la fin de siècle apporte toujours quelque nuance sur l'origine du mal qui la hante. Est-elle mauvaise de nature, ou simplement de culture ? En effet, c'est comme si, dans le cas de la femme, l'hérédité seule ne suffisait pas à tout expliquer. Avec Nana, Zola bascule entre nature et culture, faisant de son personnage l'héritière d'un sang infecte, mais la plante autrement saine et resplendissante en plein fumier. Mendès, dans Méphistophéla, prend la peine de rester équivoque à ce sujet : s'agit-il de « quelque obscure loi d'atavisme » ou plutôt de ce qu'il va appeler « l'inexplicable volonté d'une mauvaise providence » (Mendès 63) ? Le livre se termine sur cette même interrogation. Mais c'est Rachilde, dans La Marquise de Sade, qui semble résister le plus à la thèse ataviste qu'elle s'amuse d'ailleurs à parodier, attribuant le caractère sanguinaire de Mary plus à son éducation qu'à sa nature.

Cette ambivalence s'explique par le fait que la Décadente diffère de son homologue masculin par sa provenance. Nana vient tout droit de « la boue ». Sophor n'est de lignée noble que de moitié, suite au viol commis par sa mère. Mary, fille d'un militaire, n'est ni du peuple, ni de la bourgeoisie, mais occupe un espace intermédiaire jusqu'à l'acquisition du titre de baronne grâce au mariage. Par contre, Phocas, des Esseintes, Muffat, Caumont… tous ces dignes Français comme il faut sont - pareils à leur cousin russe, Tcherecélew - des aristocrates, « suprême[s] héritier[s] d'une opulente et abjecte race » (Mendès 76). La Décadente diffère donc du Décadent d'abord par son statut social inférieur.

Mais cette distinction en appelle une autre. La figure du Décadent est celle d'un homme, et par extension d'une classe ou d'une « race », qui s'épuise faute de son hermétisme, de son inertie et de son endogamie ; c'est-à-dire, pour n'avoir pas mélangé son sang à celui des autres classes, qui sont, elles, plus robustes. Max Nordau, principal critique de ce phénomène dans le domaine de l'art qu'il considère comme une malheureuse mode ou une mauvaise farce, parlera de la Décadence - ou de la « dégénérescence » - dans les termes suivants :

It is the impotent despair of a sick man, who feels himself dying by inches in the midst of an eternally living nature blooming insolently for ever. It is the envy of a rich, hoary voluptuary, who sees a pair of young lovers making for a sequestered forest nook; it is the mortification of the exhausted and impotent refugee from a Florentine plague, seeking in an enchanted garden the experiences of a Decamerone, but striving in vain to snatch one more pleasure of sense from the uncertain hour. (Nordau 3)

Que cette analyse passe sous silence l'existence de la femme décadente est marquant, et renforce l'idée que ces personnages féminins, qui pourtant pullulent dans cette littérature, sont considérés comme hors-cadre. Contrairement à son homologue masculin décrit par Nordau, la femme décadente n'est ni épuisée ni en voie de disparition. Au contraire, elle est suractive et semble se démultiplier sans cesse. Cette régénérescence, elle l'accomplit notamment par le biais des sens - le toucher et l'odorat, en particulier - mais aussi par voie d'exemple ; tous sont figures de la contagion, que le Dictionnaire de l'Académie Française de 1835 définit ainsi : « Communication d'une maladie maligne, soit par attouchement, soit par respiration, ou autrement. » Une signification figurative avait également été attribuée au terme, indiquant « toutes les mauvaises choses qui se communiquent par la fréquentation ou par l'exemple. La contagion des mauvaises mœurs. La contagion du vice, de l'hérésie, etc. » 1

Malgré les apparences, la femme décadente n'est pas absente du passage de Nordau. Elle y paraît sous la forme de cette nature insolente et envahissante, éternelle et sans bornes qui tracasse tant l'homme. Nana en est l'exemple parfait, elle qui « devenait une force de la nature, un ferment de destruction, sans le vouloir elle-même, corrompant et désorganisant Paris entre ses cuisses de neige… » (Zola 236). La Décadente est, selon les auteurs figurant au centre de cette étude, la Nature dénaturée, car détournée de son véritable objet : la maternité. Cette sexualité en liberté est séduisante, voire irrésistible, et pour cette raison elle sera réprimée, contenue, et enfin mise en quarantaine. Car l'homme, avec ses besoins et son incontinence symptomatique, ne saurait résister face à l'empire du sexe de la femme.

C'est au XIXe siècle que la prostitution a été légalisée en France, et du même coup, étroitement surveillée par le biais de bordels officiels, que Peter Baldwin dans son ouvrage intitulé Contagion and the State in Europe décrira comme « efficient purveyors of sexual relief for incontinent men » (Baldwin 363). La prostituée était considérée comme le vecteur par excellence de toutes les maladies, sexuellement transmissibles ou contagieuses. La liberté de se prostituer était comprise alors comme l'équivalent de la liberté d'empoisonner la société en toute impunité. Pour préserver l'Empire politique de l'empire du sexe féminin, il fallait donc prévenir les dégâts par voie de séquestration. Selon Baldwin, le corps des prostituées était assimilé à l'époque à tout autre aliment comestible et devait être inspecté périodiquement et rapidement saisi en cas de « pourriture ». Le problème majeur lié à la régulation de la prostitution était comment la définir en termes légaux valables. Car, selon les autorités, le risque de contagion provenait aussi bien de la petite prostituée que de la grande dame adultère. Toutes deux, ainsi que toutes celles qui pouvaient se trouver entre ces deux extrêmes, représentaient une atteinte à la santé publique.

Cet exemple démontre assez bien pourquoi la thèse ataviste ne suffisait pas à elle seule à cerner le pouvoir de la femme décadente, puisque la femme, quel que soit son héritage et son statut social, était déjà par sa simple nature une potentielle menace. Dotée d'un sexe, elle pourrait s'en servir. De surcroît, l'attrait de ce sexe étant si fort, il pourrait agir tout seul et à son insu. Alors quels en seraient les dégâts si cet agrément naturel était couplé d'une espèce d'intelligence chez la femme, et si celle-ci s'en servait afin d'achever l'homme ?

C'est Cesare Lombroso, criminologue italien et défenseur principal de la thèse ataviste, qui affirmait dans La femme criminelle et la prostituée publié en 1895 que « toute femme a un fond de cruauté » (Lombroso 99). Cette tendance à faire souffrir ses ennemies ou agresseurs par une torture lente et continuelle découle, explique-t-il, de sa faiblesse originelle. Etant incapable d'affronter ses ennemies de face, la femme pratique l'entortillement, ou une méthode visant à nuire qui s'opère par long détour et préméditation froide. Ce mécanisme de défense est devenu héréditaire chez la femme et il conditionne ses réponses lorsqu'elle se trouve en situation défavorisée. Si faible au quotidien, la femme prise par la fureur révolutionnaire est cependant « sans pitié » et « toujours plus féroce que les mâles dans la révolte » (88). Ainsi, lorsqu'elle ne s'adonne pas à la préméditation froide, « c'est l'emportement de la masse qu'elle subit et qui l'entraîne ». Cette cruauté féminine collective sera qualifiée, par notre criminologue bienveillant, de cruauté épidémique. Les scientifiques contemporains parlent plutôt de contagion mentale, ou thought contagion, à laquelle tous les êtres humains seraient susceptibles.2 Quant à lui, Lombroso considère cette susceptibilité comme le propre de la femme. Ainsi, selon son analyse, le monde serait meilleur si toute femme diminuait son activité au point mort, car l'activité et la mobilité sont précisément les facteurs les plus aptes à l'entraîner à la dérive.

Dans la Marquise de Sade de Rachilde, la précoce Mary Barbe est parfaitement consciente dès l'adolescence des limites qui définissent son champ de manœuvre en tant que femme. Un sentiment d'injustice se développe progressivement chez elle lorsqu'elle découvre que ni son éducation militaire, ni son apprentissage médical ne mèneront à aucun exercice professionnel. Ayant appris grâce à l'instruction conférée d'abord par son père puis par son oncle à n'être ni victime ni objet d'étude, mais à mener l'offensive et l'enquête, Mary se heurte à la dure réalité où assumer sa féminité exige d'elle tout le contraire. Etre femme est, selon les lois sociales en vigueur, accepter la quarantaine et souffrir aux mains de l'homme. Ainsi le drame au centre de la vie de Mary, et celui qui la pousse plus tard à faire souffrir l'homme, c'est le crime dont elle n'est pas responsable : celui d'être née fille. Présumée coupable, sans espoir de s'innocenter (car les preuves remontent jusqu'à Eve) celle-ci devient progressivement une cruelle et incorrigible détraquée sexuelle. D'après Rachilde, elle est devenue « une sorte de Dieu qui, d'être femme, serait Diable » (Mendès 397).

Le déterminisme qui accompagne l'état de femme paraît insupportable à chacune de nos trois protagonistes. Face à la quarantaine maintenue par mesure préventive, une tentative de fuite s'esquisse et une revanche s'envisage qui a pour cible l'homme. Etouffant chez l'incestueux Célestin, Mary a trouvé chez le baron de Caumont sa porte de sortie ; « vous êtes ma liberté » lui dira-t-elle (Rachilde 213). Munie d'un titre de noblesse, elle est à même d'assouvir ce que Rachilde décrit comme son « terrible désir de se venger des hommes » qu'elle réalise en leur infligeant des supplices en véritable tortionnaire (viii). Quant à Sophor, dans Méphistophéla, ayant horreur du mariage, elle s'est vue accordée le titre de baronne contre son gré ; pourtant, c'est cet élément - avec son éducation et son héritage mal acquis - qui lui assure un statut d'exception lorsqu'elle fait son entrée sur la scène de la petite prostitution et du « tribadisme » parisien. Si elle part à la chasse de la femme, ce n'est que pour l'enlever à l'homme en opérant ce qu'elle appellera une « revanche de la tyrannie virile » (Mendès 54).

En ce qui concerne Nana, sa volonté d'échapper aux « lois immuables » de l'hérédité et de l'environnement la mène vers cet espace intermédiaire qui est le théâtre. C'est à travers la performance, l'imitation et le jeu que Nana parvient à se libérer - en apparence - de ses origines honteuses. Pourtant, elle n'est pas prête à les renier entièrement. Ainsi « elle vengeait les gueux et les abandonnés dont elle était le produit » (Zola 236). Sa revanche semble d'autant plus efficace qu'elle est inconsciente, voire héréditaire : ce que Zola appelle « une rancune inconsciente de famille, léguée avec le sang » (450). Si elle s'articule en termes de classe, cette revanche s'exerce par le biais de l'homme comme il faut, celui-là même qui jouit du droit de transgresser les frontières sociales. Car « un homme pouvait aller partout » (116).

Impérieuse et tyrannique, la Décadente présente l'image d'une rescapée du déterminisme féminin. Etant parvenue à s'évader de la quarantaine, qui est la règle, elle s'engage dans une activité sans répit. Elle monte et descend l'échelle sociale à son gré et refuse catégoriquement la maternité - qui l'aurait plantée et fait pousser des racines - avant et après avoir accouché. « Je suis assez, EN ETANT, » dira Mary, « et si je pouvais finir le monde avec moi, je le finirais » (Rachilde 214). Mais il y a un prix à payer pour s'être positionnée comme l'exception absolue ; il faut assumer sa monstruosité. L'énergie qu'elle aurait dépensée en faisant et en élevant des enfants est détournée à d'autres fins, moins louables, selon le récit qui en est fait. Au lieu de créer, elle détruit. Plutôt que de donner la vie, elle sème la mort. A la place de soigner, elle inflige des blessures. Mère dénaturée, nature sans maternité… la semence qui l'aurait fécondée se met à pourrir au fond d'elle. C'est l'image de cette accumulation sans dépense, de cette saturation que Phocas décèle dans la gravure d'Ensor intitulée La Luxure, qui met en scène une prostituée grasse « au ventre énorme, hideusement ballonnée et tendu, on dirait gonflé par la semence de toute une caserne » (Lorrain 79). Faute d'avoir refusé la procréation, la Décadente devient, telle Nana, ce que Katrina Perry décrira comme « the ultimate bourgeois nightmare, an irresistible woman carrying contagion and degeneration" (Perry 163). Putain, putida, putidus. Il s'agit d'une pute puante en putréfaction.

Et c'est ainsi, autour du sexe, qu'elle consolide son pouvoir. Pour avoir cedé au charme de ce « rien honteux et si puissant, dont la force soulevait le monde » (Zola 455), les hommes tombent comme des mouches face à Nana « la reine Vénus » (388) et face à Mary « génie de la guerre » (Rachilde 163). Face à Sophor, « Reine de la cour des miracles femelles du mal » (Mendès 18), c'est la femme qui sombre, pour le double délit que représente le fait d'avoir cédé devant le sexe de son semblable.

Leur œuvre n'est pas belle à voir. Que de dégâts, que de cadavres, que de familles brisées et fortunes parties en fumée. Sans doute la plus prolifique en matière de destruction, Nana compte non moins de sept victimes parmi les hommes qui lui faisait la cour. « Comme ces monstres antiques dont le domaine redouté était couvert d'ossements, elle posait les pieds sur des cranes, et des catastrophes l'entouraient… » (Zola 459). Si parmi eux, seulement deux ont trouvé la mort, les autres ne sont pas loin de la souhaiter. Suite à la mort de Vénus, son pouvoir occulte continue à fonctionner, incitant à la guerre des meutes d'hommes, comme autant de « troupeaux menés de nuit à l'abattoir » (471). Pour sa part, Mary expédie trois hommes à leur chute, dont deux était de son sang. Le livre se termine sur la contemplation du meurtre de sang froid d'un malheureux travesti. « Elle se serait trouvée sur un trône, elle aurait fait de bonnes choses, mais rouler en atome parmi tous les atomes de ce pays gangrené ne lui paraissait pas une mission » (Rachilde 288). Sophor, qui menait une guerre contre les hommes, a fini par infliger plus de mal aux femmes ; ce n'était pas son intention et ce remords la hante sans cesse.

Extraordinaires, exquises, exécrables… ces Décadentes sont également exemplaires - c'est-à-dire, elles donnent le ton, elles créent la mode, elles exercent une sorte de « toxicité mimétique » sur leurs paires (Constable 79). Au théâtre, aux courses, à la table d'hôte, aux salons, au Bois, et même à la campagne, les femmes du monde rencontrent celles du demi-monde, les « diamants de famille » se confrontent aux « joyaux récents » (Mendès 242), des « chapeaux lamentables s'étal[ent] à coté de toilettes riches, dans la fraternité des mêmes perversions »(Zola 271), et le tout a pour effet de créer « une société ou se coud[oient] de grands noms et de grandes hontes, dans le même appétit de jouissances » (411). Nana, dont les opinions sont le plus souvent encadrées du mépris de l'auteur, lorsqu'elle s'exprime sur ce sujet semble pour une fois parler en son nom : « Les femmes, vois-tu, en haut comme en bas, ça se vaut : toutes noceuses et compagnie » (243).

Nous revenons aux grosses généralisations de Lombroso ; un fond d'immoralité est censé relier ces deux pôles de la féminité. Si la fille et la grande dame restent chacune de leur côté, la menace peut encore être contenue. Mais rapprochées, jouissant de la proximité que leur offre la modernité, inévitablement une communication s'établit. De ce contact personne n'en sort indemne. Chez la fille naissent des aspirations de grande dame, et chez la grande dame, des attitudes de fille. La montée fulgurante de Nana est accompagnée par la chute ignoble de Sabine. Notons bien que le bas peuple ne souffre aucunement de la présence en son sein de nouvelles recrues venues d'en haut. Ni des défections de ses ressortissants chez la bourgeoisie ; au contraire, cette incursion réussie est pour lui une source de fierté et même d'espoir. En bouffant les fortunes de ses amants bourgeois, Nana laisse systématiquement filtrer jusqu'aux siens les miettes ; c'est ainsi qu'elle participe à la création d'une petite bourgeoisie. Par contre, la haute société et l'Etat sont gravement - voire fatalement - atteints par cette transgression des corps féminins à double-sens. Zola, dans un article satirique sur la société impériale paru dans La Cloche, se montre intransigeant à l'égard de ces êtres transitifs :

L'Empire a fait du vice un ami comme il faut et distingué qu'on peut mener dans le monde… C'est là que le vice de l'Empire a pris son caractère spécial. Il a mêlé les mondes et passé son niveau sur l'époque entière. La fille a monté, la dame a descendu, et le monsieur comme il faut s'est mis entre elles deux. Tout le monde était comme il faut et tout le monde était pourri. (Zola, « Empire » 17)

Ici, c'est surtout l'homme qui est indexé, dans sa qualité de trait d'union entre ces deux domaines qui devraient à tout prix rester distincts. Dans sa mobilité, inspiré par sa fameuse incontinence, l'homme devient en quelque sorte l'agent de transmission d'une maladie d'esprit foncièrement nocive qui affecte de façon irrémédiable la femme de part et d'autre de la barrière sociale et qui met en jeu la stabilité de l'Empire. Et c'est ainsi que s'opère la contagion féminine, par attouchement, fréquentation, ou par voie d'exemple. De mère en fille, de Fille en Grande Dame, cette maladie se propage chez les femmes sans égard ni de classe ni de lignée, comme si le corps ou l'esprit féminin était simplement prédisposé à en être réceptacle. Mais comment lui, l'homme comme il faut, se trouve-t-il infecté ? C'est par le souffle. L'odor di femina. The scent of a woman. L'omniprésente odeur de la femme.

L'odeur de réséda3 , de « roses artificielles qu'on aurait mouillées de grisantes essences » 4 , de « pourriture de fleurs, mais de fleurs de cercueil, traînait dans l'atmosphère »5 , de « senteurs de femme, le musc des fards mêlé à la rudesse fauve des chevelures »6 , de « viandes et de chairs »7 , de « lupanar et d'abattoir »8 , de « ses faubourgs, de ses banlieues, tout ce qu'exhale, crasse et sang mêlés l'innombrable peuple des prostituées et des tueurs »9 , de « moisi et de poussière », de « putréfaction »10 , de « pestilence de marécage… flétri sous une haleine de malaria »11 . Sous la décadence, même le regard est odeur.12 A une époque où la capacité de ressentir semble diminuer de façon dramatique, la faculté de sentir va grandissant, au point où l'odorat apparaît parfois comme une malédiction. L'odeur de la femme se mêle à celle de la ville pour créer une atmosphère complètement étouffante dans cette promiscuité qui caractérise la modernité. Le pouvoir de la femme passe par son odeur ; elle est donc insidieuse et impossible à maîtriser tant que sa sexualité reste en liberté, soustraite à la maternité. C'est par ce moyen que Nana, en rut, envahit le théâtre lors de sa toute première prestation, « comme un vent de démence » (Zola 448) qui serait « chargé d'une sourde menace » (63). Et c'est ainsi qu'elle prend possession du public, qu'elle le conquiert et le subjugue, exerçant tout particulièrement sa domination sur les hommes qui du coup deviennent maladifs et fiévreux. Dans son article intitulé « Containing the scent : 'Odor di femina' in Zola's Nana », Katrina Perry analyse le rôle de l'odeur dans cette scène.

The unknowing audience becomes infected with the germs of a pestilence that threatens not only moral dissolution but degeneration of the social fabric and of the family. (Perry 160)

Du domaine de l'indéterminé, de l'indicible et de l'inconnaissable, l'odeur - tout comme la sexualité féminine - avait été réprimée, comme une classe entière l'avait été. Et comme toute chose trop longtemps réprimée, elle refait surface avec une force redoublée et semble vouée à la transgression. Le parfum émanant de Mary rend fou Célestin, au point où il envisage d'épouser sa nièce, et il a un effet pareillement détraquant sur son mari, le baron de Caumont.

Dès qu'on respirait l'air qui l'entourait on devenait satyre et, toujours fier de ses forces renaissantes, il courtisait, à la fois, la comtesse, une fille du quartier latin, la prostituée des trottoirs, les cocottes du café Américain. (Rachilde 268)

Sophor diffère des deux premières héroïnes dans le sens qu'elle succombe d'abord, comme les hommes de Zola et Rachilde, à l'irrésistible attrait de cette « moiteur qui enivre » (Mendès 181). Elle reste pourtant fidèle à l'image de la femme contagieuse. Car, une fois acquise la science nécessaire à plaire, Sophor n'éprouve plus l'emportement premier, mais continue à le provoquer chez ses amantes. Elle est admirée et crainte : « toutes les mondaines raffolaient d'elle » (315). Telle une drogue.

La morphinomanie était, selon Liz Constable, très à la mode chez les femmes de la haute société à cette époque. Dans un article intitulé « Being Under the Influence : Catulle Mendès and Les Morphinées, or Decadence and Drugs », Constable établit le rapport entre les métaphores liées à la toxicomanie et celles de la contagion chez Mendès. En effet, la consommation de morphine était considérée dans les années 1880 et 1890 comme une épidémie contagieuse, dont l'influence et les effets l'inscrivaient dans un cadre très différent de celui de la généalogie positiviste. Il s'agit ici d'une influence qui se propage par des modes de transmission autres qu'héréditaires ; on est « sous l'influence » d'une idée, d'un individu ou d'une substance. Mais une fois établie, l'empire de ce vice fait de sa victime quelqu'un d'influent à son tour. Prédisposée par la transmission de mère en fille de tendances autodéstructrices, Sophor développe une dépendance pour la morphine. Par contre, elle parvient à contaminer ses congénères précisément par son indépendance vis-à-vis des lois sociales.

Incorruptible puisque incarnant la corruption même, la femme contagieuse est la manifestation humaine de la maladie qui lui avait été léguée par le sang - et notamment par les péchés de la mère. Nana est enivrante, puisqu'elle est fille d'alcoolique. Mary attire les masochistes prêts à perdre leur sang, puisqu'elle est fille d'une femme qui en buvait. Sophor a un effet hallucinatoire parce qu'étant morphinomane et victime d'hallucinations. La littérature décadente se sert ainsi de deux discours en compétition, voire en contradiction, qui sont également ceux proposés par les scientifiques de l'époque pour expliquer quasiment tous les maux sociaux. D'une part, on affirme qu'une mauvaise hérédité crée chez l'homme une prédisposition à l'infection et donc une susceptibilité accrue à toute mauvaise influence. D'autre part, on prétend qu'une mauvaise influence ou contamination, en débilitant progressivement le corps et l'âme de l'homme, assure à ses descendants une hérédité compromise. Ainsi nous constatons que la thèse ataviste est inextricablement liée à l'épidémiologie naissante.

Sans tenter de résoudre cette compétition discursive, j'aimerais proposer qu'il est possible de déceler dans la représentation de la femme décadente une menace qui s'exprime en deux mouvements : horizontal d'abord, où les destinataires sont des femmes et la maladie est contagieuse (c'est à dire, transmise par attouchement, fréquentation ou exemple), et ensuite vertical, où les destinataires sont des hommes et la maladie est sexuellement transmise. Car même si c'est par l'odeur, figure de contagion, que l'homme est d'abord séduit, ce n'est qu'après avoir cédé à la tentation que représente la feminilité béante que son destin est scellé. Ce schéma, tracé dans le paysage social, reproduit une certaine conception qui veut que les femmes - quelle que soit leur origine - soient fondamentalement les mêmes, et que les hommes sous cet Empire patriarcal soient les véritables symboles du statut social et les ultimes destinataires du mal. Manger de l'homme représente, certes, une atteinte au pouvoir de l'Etat. Mais encore plus effrayante que la consommation de quelques pauvres incontinents est la possibilité que Nana, Mary et Sophor ne soient pas aussi uniques que l'on aurait d'abord cru. Punies en fin de récit, la menace de contagion semblerait avoir été enfin contenue. Mais ces récits se terminent le plus souvent sur une note d'ambiguïté qui laisse entendre que ces femmes exceptionnelles n'étaient en effet que le premier symptôme d'une maladie qui risque de changer définitivement le code génétique de tout un peuple en se propageant de femme en femme, de génération en génération, jusqu'à la colonisation totale du corps masculin - l'équivalant du corps social, économique et politique - par l'irrépressible microbe féminin.

Notes

1 Dictionnaire de L'Académie française (1694), http://duras.uchicago.edu/cgi-bin/quick_look.new.sh?word=contagion

2 Voir Aaron Lynch, Thought Contagion.

3 “ Elle sentait le réséda d'une manière fugace et délicieuse », Rachilde, p.185

4 Mendès, p.219

5 Lorrain, p.118

6 Zola, p.165

7 Mendès, p.400

8 Mendès, p.7

9 Mendès, p.7

10 Lorrain, p.158

11 Lorrain, p.151

12 Voir Mendès, p.219 : « l'odorant regard »

Bibliographie

Sources primaires :

Huysmans, J.-K. A rebours. GF Flammarion, Paris, 1978.

Lombroso, Cesare. Femme criminelle et la prostituée. Editions Jerome Million, Grenoble, 1991.

Lorrain, Jean. Monsieur de Phocas. La Table Ronde, Paris, 1992.

Mendès, Catulle. Méphistophéla. E. Dentu, Libraire de la Société des Gens de Lettre, Paris.

Nordau, Max. Degeneration. University of Nebraska Press, Lincoln and London, 1993.

Parent-Duchatelet, Alexandre. La Prostitution à Paris au XIXe siècle. Editions du Seuil, Paris, 1981.

Rachilde. La Marquise de Sade. Gallimard, Paris, 1996.

Zola, Emile. Nana, GF Flammarion, Paris, 2000.

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