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Return to Equinoxes, Issue 1 : Printemps/Eté 2003
©2003, Jean-Philippe Mathy

Directions dans la discipline

Jean-Philippe Mathy est Professeur de Français, de Littérature Comparée et de Théorie Critique à l'Université d'Illinois, Urbana-Champaign. Lors du colloque « Territoires des Langues » tenu à Brown en avril 2003 et organisé par Professeur Réda Bensmaïa du Département des Etudes Françaises, Professeur Mathy a présenté un texte intitulé « Locale, nationale, mondiale : la langue française dans tous ses états  » Dans un entretien éléctronique, nous l'avons interrogé sur sa vision de la discipline dans son état actuel aussi bien que dans son devenir.

Entretien avec Jean-Philippe Mathy

EQX : Dans votre intervention lors du colloque « Territoires des Langues » vous avez soulevé la question de la nomenclature de cette discipline, qui jusqu'à récemment s'appelait encore « French Studies » dans la grande majorité des universités américaines. Aujourd'hui, on assiste à l'émergence d'une nouvelle tendance, selon laquelle un nombre croissant de départements s'approprient l'étiquette « Francophone », comme pour refléter une diversification du corpus proposé. Ceci peut donner lieu à une sorte de schizophrénie lorsque ces mêmes départements refusent de se départir du terme « Français ». Qu'est-ce qui rend cette discipline aussi « territorialisée » ?

J-P MATHY : En fait, on avait aux Etats-Unis (et on a encore) des départements de « français » et le terme renvoyait officiellement à la langue et non au pays, même si pour des raisons historiques évidentes, les deux référents étaient étroitement liés. Le terme d' « études françaises » distinguées de « francophones », me semble-t-il, tend à « reterritorialiser » la discipline vers la France (nation spécifique) plutôt que vers la langue (commune à plusieurs pays). L'ajout du terme « francophone » vise à lever l'ambiguïté entre le français-langue et le français-nationalité, mais c'est au prix d'un renforcement de l'équation langue = nation, puisque « français » renvoie désormais au français de France (au « français français »), ce qui fait des Français des francophones à part.

EQX : En quoi les départements de français aux Etats-Unis diffèrent-ils de leurs homologues en langues espagnole et allemande pour qu'ils adoptent des solutions si divergentes en matière de nomenclature ?

J-P MATHY : Il n'y a pas de départements d' « études allemandes et germanophones » ou « espagnoles et hispanophones » aux Etats-Unis. De même, Kafka, écrivain juif de langue allemande résidant en Bohême, n'est pas devenu un écrivain « germanophone ». Une des raisons de cette situation tient sans doute à la centralisation culturelle française, à la domination qu'a exercé Paris sur les lettres régionales (en France), sur la francophonie européenne (Belgique, Suisse romande) et dans les colonies, anciennes colonies ou protectorats (Maghreb, Mashrek, Afrique sub-saharienne, Antilles, Québec, Indochine, etc.) Rien de tel dans le monde germanique : l'Allemagne ne devient un Etat-nation que dans la deuxième moitié du 19ème siècle. L'Espagne, pays fédéral et multilingue, n'a jamais connu la centralisation culturelle et politique de la France et ses colonies sud-américaines ont conquis leur indépendance un siècle et demi avant l'Empire colonial français. Nous ne semblons pas pouvoir nous résigner à choisir entre « français » et « francophone » parce que l'ascendant du français de France sur les cultures francophones reste encore très important, ne serait-ce que du point de vue des politiques éditoriales. Le processus d'indépendance des études françaises aux Etats-Unis par rapport au modèle culturel de l'université et du monde intellectuel français se poursuit cependant de manière irréversible, me semble-t-il.

EQX : Certains invoqueront sans doute le truisme de Shakespeare qui veut qu'une rose appelée par un autre nom demeure toutefois une rose. A votre avis, quels sont les enjeux impliqués dans le débat autour de la nomenclature pour les départements de français ?

J-P MATHY : Les enjeux sont clairement définis dans l'ouvrage de Joan Dejean et Nancy K. Miller paru il y a une dizaine d'années, « Displacements : Women, Tradition, Literatures in French. » Je note au passage que le titre de l'ouvrage dit « Literatures in French », plutôt que « Francophone literatures », ce qui me semble préférable. Dans la préface, DeJean et Miller affirment qu' « in our pedagogical lives we still live as colonials, dependent on the mother country for essential resources: the reading lists for courses on French taught in America are determined in large part by the selection of works available in the collections - from Classiques Larousse to Garnier-Flammarion - edited for French schoolchildren » (viii). Il s'agissait d'une véritable Déclaration d'Indépendance de la part d'universitaires américains à l'égard du « canon » des études françaises, d'un appel à forger des instruments pédagogiques propres aux besoins de l'enseignement du français en Amérique. Si ces instruments ne sont pas produits, les universitaires américains, soutenaient les auteurs, « [will be] be forced to live with those created by and for teachers of French in France, to continue to live in cultural marginality, influenced by our native critical tradition but dependent on a foreign cultural patrimony » (ix). La monumentale « Nouvelle Histoire de la littérature française » publiée par les presses de Harvard sous la direction de Denis Hollier, reste l'exemple le plus achevé de ces tentatives de forger des outils américains pour les études françaises. Il est frappant de constater que DeJean et Miller ont recours à un discours de type colonial pour caractériser la longue dépendance des études françaises aux Etats-Unis à l'égard de Paris. Au même moment, d'ailleurs, de nombreux intellectuels français se sentent « colonisés » par l'hégémonie culturelle américaine.

EQX : En géopolitique, « La Francophonie » désigne une organisation qui englobe toutes les nations ayant la langue française en partage, dont - bien sûr - la France. Par contre, dans les universités américaines on se sert du même terme pour désigner tout pays où l'on parle français mais qui n'est pas la France, et plus particulièrement pour parler des anciennes colonies du Sud. Comment comprenez-vous ce glissement ?

J-P MATHY : En raison des enjeux politiques et idéologiques dont je viens de parler. L'importance des études post-coloniales est cruciale de ce point de vue. Comme vous le dites vous-même, le terme « francophonie » est en fait, aux Etats-Unis, quasiment synonyme de colonial. On insiste sur le rapport de pouvoir inégal entre la France et la francophonie qui est le produit de la domination coloniale. Dans une telle perspective, la littérature française ne peut pas faire partie de l'ensemble des littératures francophones, car on ne peut pas être à la fois juge et partie. Cela reviendrait à faire du renard un membre à part entière du poulailler ! De nombreux spécialistes d'études francophones sont également très critiques à l'égard de la francophonie institutionnelle, insistant sur ses aspects néo-coloniaux et soulignant que la francophonie littéraire n'a rien à voir avec la Francophonie officielle. Mais si francophonie est synonyme d'espace colonial ou post-colonial, où ranger les littératures wallonne ou suisse romande? Leur dépendance historique réelle à l'égard des lettres françaises, ce que j'ai appelé « l'intériorisation d'une infériorisation », n'était pas à strictement parler de type colonial. De même, où ranger les écrivains « beurs » qui sont des citoyens français et de culture française, mais qui appartiennent aussi par leur origine au passé colonial ? De même pour les Antillais : Patrick Chamoiseau est-il un écrivain français ou francophone ? Est-il « francophone » au même titre qu'Assia Djebar ou Antonine Maillet ?

EQX : Le mouvement qui cherche à incorporer dans le curriculum une composante « francophone » correspond au phénomène plus global qui a pris son essor dans les départements d'anglais des années 80 et qui préconisait une révision du canon visant à le rendre plus représentatif de la production réelle, et du coup, moins élitiste, sexiste et raciste. Puisque notre propre réévaluation n'a commencé qu'assez récemment, il semblerait que nous ayons pris un sérieux retard face aux autres disciplines. Et pourtant, les « Etudes Francophones » existent, paraît-il, aux Etats-Unis et nulle part ailleurs. Sommes-nous donc à l'arrière ou à l'avant-garde ?

J-P MATHY : Vous avez raison de signaler le lien entre l'invention récente de la « littérature francophone » et les débats idéologiques des années quatre-vingt autour du canon et de la post-colonialité dans les départements d'anglais et de littérature comparée. Mais encore une fois, les significations connotées par l'adjectif « English » dans le terme « department of English » sont très différentes de celles de l'adjectif « French » dans « French department » ou « French Studies ». « Anglais » n'a jamais pu signifier une seule tradition nationale dominante, celle de l'Angleterre en l'occurence, dans une culture postcoloniale comme celle des Etats-Unis. Il y a dès l'origine (dès Emerson et sa fameuse déclaration d'indépendence littéraire : « We have listened too long to the courtly muses of Europe. Our day of dependence, our long apprenticeship to the learning of other lands, draws to a close. ») au moins deux traditions nationales dans les études anglaises en Amérique, la littérature britannique et la littérature américaine, ce qui a rendu l'ouverture du canon plus facile. En ce sens, il y a « retard » des études françaises, mais c'est un retard qui est lié à la centralisation culturelle française et au rôle qu'a joué jusqu'à une date très récente une conception sacralisée de la littérature comme expression de l'identité nationale propre au contexte français.

EQX : Ayant analysé en profondeur les rapports entre les champs intellectuels français et américain, pouvez-vous en citer ici quelques-unes de leurs différences marquantes ?

J-P MATHY : J'ai déjà signalé quelques unes de ces différences qui tiennent à la constitution historique des deux pays. Les Etats-Unis, société d'origine coloniale, ne sont pas une « nation » au sens des nations de la vieille Europe cher à Donald Rumsfeld. L'Amérique est plus proche du Brésil ou de l'Australie que de la France ou de la Pologne de ce point de vue. Le concept de « Western culture » fait un peu écran, en donnant l'illusion d'une similitude entre tous les pays « occidentaux ». En réalité, les proximités en terme de système politique (parlement, liberté de la presse, élections régulières, séparation des pouvoirs, etc.) cachent de profondes différences culturelles, au niveau de ce que Tocqueville appelait « les mœurs ». Les Etats-Unis n'ont pas été marqués par les Lumières européennes (le processus de sécularisation et de libéralisation) de manière aussi profonde que l'Europe occidentale (d'où le rôle primordial de la religion, et de sa version évangélique, dans la culture américaine, par exemple). Pas de laïcisation en profondeur comme dans le cas français. Ces différences culturelles reviennent à la surface maintenant que la guerre froide est terminée et que l'insistance sur l'appartenance à « l'Occident démocratique » n'est plus rendue nécessaire par l'alliance transatlantique contre le communisme. Les opinions publiques américaine et européenne diffèrent sur l'avortement, la peine de mort, le recours à la force pour régler les conflits internationaux, la séparation de l'Eglise et de l'Etat, etc… Dans un autre domaine, le pluralisme culturel ne peut pas avoir le même sens dans un pays comme les Etats-Unis, né de la colonisation, puis construit par l'immigration venue du monde entier, et un pays ancien, centralisé administrativement très tôt, comme la France, qui a toujours minorisé l'importance (réelle) des apports étrangers dans son histoire nationale. Il faut noter tout de même que l'étude des littératures « francophones » existe en France, même si elle reste limitée, et qu'elle se développera peut-être, paradoxalement, en raison de l'influence des travaux d'universitaires américains.

EQX : Que dire, en termes généraux, de la réception américaine des intellectuels français depuis la « belle époque » de la théorie ?

J-P MATHY : Je pense qu'il y a eu beaucoup de désenchantement dans les milieux universitaires américains libéraux à l'égard de ce qui a été perçu de ce côté de l'Atlantique comme un glissement vers la droite du monde intellectuel français (essouflement du féminisme radical, critique de la déconstruction et de la philosophie d'inspiration nietzschéenne des années soixante, rejet du multiculturalisme américain, renaissance de l'anti-américanisme, repli de certains anciens leaders de Mai 68 sur une conception jacobine de l'identité républicaine, etc…). Certains intellectuels français continuent de produire des analyses de grande valeur, mais la diffusion de leurs idées reste plus restreinte dans ce pays, limitée aux « études culturelles françaises », et ils n'ont plus l'influence que leurs prédécesseurs ont eue sur la vie universitaire américaine en général.

EQX : Pensez-vous que le destin des départements de français aux Etats-Unis soit définitivement lié à celui de la production littéraire et théorique française ? Ou bien, à la perception américaine de la France ? Ou alors, à la bonne santé de la langue française, qui devient elle-même une langue minoritaire ou « mineure » à l'époque de la globalisation ?

J-P MATHY : Je pense que ce destin est lié à l'intérêt des étudiant(e)s américain(e)s à l'égard des cultures de langue française dans le monde. Les « undergraduates » d'aujourd'hui seront les professeurs et les journalistes de demain. Même si nous vivons dans un univers « post-littéraire », les sociétés de langue française restent vivantes et dynamiques, productrices de pratiques, de discours, d'objets culturels et artistiques de valeur, et il faut souhaiter qu'elles continuent de susciter suffisamment d'intérêt de la part des jeunes américain(s) pour assurer l'avenir du français, sous toutes ses formes et dans tous ses états, aux Etats-Unis.

Livres par Jean-Philippe Mathy

French Resistance. The French-American Culture Wars. Minneapolis: The University of Minnesota Press, 2000.

Extrême-Occident. French Intellectuals and America. Chicago: The University of Chicago Press, 1993.

750 French Verbs and their Uses (with Rosemary McCluskey). New York: John Wiley and Sons, 1992.