Return to Equinoxes, Issue 3 : Printemps/Eté 2004
Article ©2004, Francis Marmande, Allison Fong
Francis Marmande : né à Bayonne
le 10 janvier 1945, ancien élève de l'École Normale Supérieure de Saint-Cloud,
agrégé de lettres modernes, Docteur ès-Lettres, Professeur à l'Université Paris
7 - Denis Diderot. Il y dirige l'Équipe de recherche Littérature au
présent, préside la Commission de Spécialité, exerce à tous les niveaux (du
premier cycle à la direction de thèse) et est, depuis 1977, collaborateur
régulier au Monde (jazz, littérature, société) après avoir collaboré à
Libération (1976-78).
Contrebassiste, il vient de jouer
(1997-2003) avec Sunny Murray, Joëlle Léandre, Sylvain Guérineau, Bernard Lubat,
Minvielle, Archie Shepp, Jac Berrocal, et les flamencos Paco El Lobo ou Pascual
Gallo.
Dessinateur : dessins de sommaire pour Jazz Magazine,
de couvertures (livres sur Sartre, Perec), d'illustration (avec Florence Delay,
de l'Académie française).
Francis Marmande est aussi pilote d'avion et de
planeur.
Equinoxes : Ayant collaboré à nombreux journaux et revues depuis les années 1970 et ayant publié plus de deux mille articles, entendez-vous une différence entre l'écriture de l'article et celle du livre ou de l'essai ? S'agit-il du tout d'une différence entre « journalisme » et « écriture » ?
Francis Marmande : S'il s'agit de différence, ce n'est ni d'importance, ni de « style ».
C'est une différence de vitesse. Étant de formation sur-académique, et plutôt lent de nature devant l'écriture, j'ai mis une trentaine d'années à apprendre, tel un graphiste oriental, à écrire vite.
C'est un savoir très amusant qui fait peur.
J'écris les articles
dans la joie de la vitesse, comme les musiciens de jazz jouent un concert.
Le livre demande toujours un temps abominablement plus long, même quand je
pars d'articles symphoniquement recomposés (La Perfection du bonheur,
La Chambre d'amour, La Police des caractères ou À partir du
lapin, par exemple.)
EQX : Votre livre Rocío, récemment paru aux Editions Verdier en août 2003, sur le pélerinage de Rocío, au sud de l'Andalousie, a été reçu par la presse tantôt comme roman, tantôt comme reportage (en le qualifiant spécifiquement comme n'étant ni récit, ni essai, ni roman). Pensez-vous en termes de genre quant à vos propres oeuvres ? En général, le genre est-il pertinent pour vous ?
F.M. : Je sors d'une librairie, dans mon quartier, à Belleville, où il est rangé dans le rayon poésie. Juste à côté de Mallarmé (pardon…)
Je crois que, sans y mettre d'intention théorique, je ne sais pas très bien où j'en suis de cette question de « genre ». Je suis bien trop professeur pour en juger. Cela n'aide pas les livres, ni dans l'esprit des lecteurs, ni dans ceux des libraires, mais les livres n'ont pas à être aidés.
Dans cette librairie de Belleville, ce soir, j'ai acheté trois livres : La Divine consolation, de Maître Ekhart, les Cantiques spirituels de Racine et Le Vide et le plein de Nicolas Bouvier. Je ne saurais où les classer. Je ne vois aucune différence entre Rocío et un petit roman, sinon le charmant enfantillage du roman. En revanche, il ne me semble jamais l'avoir vu qualifié de « reportage " (je ne le prendrais pas forcément comme une offense, mais il ne s'agit pas de ça), sinon pour s'en démarquer.
EQX : Avez-vous un lien particulier avec vos propres écrits ? Le lien avec l'article se distingue-t-il de celui avec le livre ?
F.M. : J'ai un lien douloureux ou pas en écrivant, un lien passionnel pendant, un lien d'oubli détaché après. J'oublie ce que j'ai écrit. Plus ou moins. Je ne prends pas très au sérieux ceux qui connaissent leurs propres chefs-d'œuvre par cœur.
EQX : À ce propos, quel type de rapport entretenez-vous avec vos lecteurs ?
F.M. : Quand je rencontre une lectrice ou un lecteur, j'ai l'impression que nous ne nous trompons pas l'un l'autre. Ou que nous nous trompons sans jamais nous mentir. Je sais qu'il ou elle a lu quelque chose qui y ressemble. À quoi ? Précisément : ce n'est pas la question.
EQX : Vous êtes musicien de jazz. Ce fait se traduit-il dans vos écrits et/ou dans votre concept de l'écriture (l'éphémère, le fragmentaire, l'improvisation, le rythme, etc.)?
F.M. : On me le dit, vous me le dites, je l'entends, je n'en suis pas sûr.
J'espère du moins avoir échappé pour l'instant à « l'écriture jazz », au « swing de la phrase » et autres balivernes.
Cela dit, je serais idiot de dire que c'est sans rapport. Mais il s'agit sans doute d'un rapport d'un autre ordre : un rapport à la règle, à la liberté, au phrasé, à la mise en place, au titre, à l'improvisation simulée, à la recherche de ce point de non-contrôle qui ne soit pas l'écriture dite « automatique ».
EQX : Vous êtes connu autant pour vos chroniques sur la tauromachie que pour celles sur le jazz. Comment êtes-vous venu à écrire sur la tauromachie, cet art, ce sport ?
F.M. : Par pur hasard, comme le reste. Je n'aime pas la tauromachie, qui n'est, mais vous le savez, ni un art, ni un sport. Il ne s'agit pas d'un lien d'amour. J'aime l'amour, les taureaux, le vin, la littérature, la musique, les avions, la politique, les nuits blanches, tous les contrebassistes sans exception.
Je suis né à Bayonne, au Pays Basque. J'ai vu mes premiers taureaux en 1954, à Saint-Sébastien, en voisin, avec mes parents. J'en suis resté chaviré. J'avais 9 ans. Il a plu comme il sait pleuvoir là-bas. La corrida a été suspendue au 4e taureau (six taureaux sortent successivement et sont rituellement mis à mort en une corrida).
Je n'ai pas à aimer ou à ne pas aimer : il me manque deux taureaux. Je les cherche. Un soir, ma mère m'a appelé de là-bas pour m'apprendre la mort en arène de Paquirri (en 1984). C'était un torero important, canaille, populaire. Je l'avais bien connu, comme j'ai très bien connu Miles Davis. Le Monde m'a demandé d'en parler. Les choses ont commencé ainsi. C'est simple.
Je ne suis absolument pas prosélyte (de quoi, grands dieux ?). Qui aurait l'idée de défendre les nuages ?
EQX : Comment êtes-vous venu à écrire ? Ecrire est-il pour vous une vocation ou un métier ?
F.M. : Avant de publier, je suis polygraphe, et j'aime écrire comme une pulsion manuelle : sur les murs, les œufs (à la pointe d'architecte), les tissus, les papiers rares, les corps, l'arrière des meubles pour retrouver de petits messages cryptés quand on déménage, dans les recoins que personne ne regarde, sur le sable, sur la peau.
Piloter des planeurs (« glider »), c'est écrire des figures sous les nuages. Avec les nuages. Ou dessiner des chiffres (des huit), des arabesques, tracer une ligne droite, tourner une spirale. C'est le même geste.
EQX : Quelle place l'écriture occupe-t-elle dans le domaine de recherche universitaire ?
F.M. : C'est à la fois un enjeu théorique et une pratique. J'ai suivi, hors cursus officiel, comme en contrebande, les séminaires de Barthes, Lacan, Derrida, Foucault, Deleuze. En un sens, ma vie d'apprentissage était déjà passée (École normale supérieure, agrégation), mais Mai 68 était passé sur ma vie. Sur toutes les vies.
Ça ne parlait que de ça. Question de génération ? Certainement pas. Ceux qui suivaient ces libres rencontres étaient en infiniment petit nombre, au regard de l'ensemble (des normaliens même, des étudiants, des gens curieux, du public).
Pour moi, c'était la même recherche, la même colère du bonheur que Mingus ou la « new thing » (Archie Shepp, Ornette Coleman, Charlier Haden, Michel Portal, Albert Ayler, Eric Dolphy et Coltrane bien sûr), la même joie, la même violence que les manifestations politiques (j'aime les foules, la bagarre), la même folie que l'amour.
Ne croyez surtout pas les écrivains de cour, les philosophes de salon, qui tentent de se faire une vertu délurée aujourd'hui, en prétendant, on se demande bien pourquoi, qu'en leur fraîche jeunesse, ils aimaient énormément le free jazz ou le jazz : ils sont attendrissants, mais ils mentent. On le sait.
EQX : Dans un de vos séminaires de DEA vous avez interrogé la question de l'écriture et l'incitation. Qu'est-ce qui vous incite alors à écrire ? (Les lectures, les auteurs, l'inspiration artistique, musicale ou autre chose ?)
F.M. : Qu'est-ce qui m'incite ? Un geste que je ne connais pas et que je n'identifie pas : un tremblement de l'air, la lecture de Rimbaud, celle de Bouvier ou de Racine, un air de Mingus, voir la télévision en vrac, la présence féminine, l'angoisse du désir, la peinture plus que les peintres, les musiciens plus que la musique, les livres plus que les écrivains, quelque chose de toujours très physique, très pulsionnel, très ardent. Ça, c'est pour la mise en route. Après, il faut se forcer.
EQX : Avez-vous parmi vos oeuvres une ou deux que vous préférez ? Pourquoi ?
F.M. : Sans doute, mais je ne me pose pas la question. Il y en a une ou deux que j'aime moins : mauvais travail éditorial, livre peu heureux à voir : je ne sais pas, mais je me doute. Il y en a une ou deux dont je regrette qu'elles n'aient pas été mieux aperçues (La Police des caractères, par exemple).
EQX : Quels sont vos projets à venir ?
F.M. : J'ai comme toujours quatre ou cinq projets en train, dont un roman, un récit, un essai, un recueil de poèmes (celui-là, je doute de le montrer). Je lis toujours trois ou quatre livres en même temps. Dans la vie aussi…
Pour la première fois, je me demande ce que la vie me laissera réaliser. Ce qu'elle m'accordera. Je pense que c'est une question qui vient quand vient la soixantième année. Souvent, je l'oublie totalement. En mai prochain, j'ai une pièce de théâtre que joue le théâtre de Bobigny, à côté de Paris. C'est un plaisir. C'est un très haut lieu du théâtre (la MC93 de Bobigny). J'ai une envie puissante d'écrire pour le théâtre. Je ne l'ai jamais fait. Pourquoi ?
Je n'ai jamais rien su de ce qui m'attendait. J'ai connu de très fins artistes qui construisaient une œuvre. Ils s'abritaient, ils se protégeaient, ils se comptaient, ils s'économisaient, ils ne faisaient pour la communauté que ce qu'ils ne pouvaient éviter de faire, ou qui leur serait profitable. Je pourrais en parler…
N'oubliez pas que j'ai joué avec Jac Berrocal, Jacques Thollot, Marc Perrone, Paco El Lobo, Sunny Murray et Bernard Lubat : eux sont ailleurs, dans la perte, dans la vie, dans l'activisme, le néant, la générosité à fond perdu, mais pas dans la sainteté de la production.Ni dans le calcul. J'aime le jazz parce que c'est une espèce d'art impur où les gens ne s'économisent pas, ne posent pas, ne peuvent pas beaucoup tricher. Même Wynton Marsalis, en un sens. Ceci explique cela.
- Japon, le 8 avril 2004
Articles (entre deux et trois mille) dans :
Jazz Magazine (depuis 1971), Libération (1976-1981), l'Autre
Journal (1985-1986 et 1990-1992), Le Monde (depuis 1977), Le Monde
des Livres , Le Monde de la Musique, Lyon-Poche, Les Nouvelles
Littéraires, La Quinzaine Littéraire, Le Nouvel
Observateur, Alisma (Barcelone), L'Art Vivant, Art Press,
Guadalquivir (Séville), Musicien (1987-1990) et Lignes,
revue qu'il co-anime de 1987 (fondation) à 2000.
A publié :
Georges Bataille politique. Lyon : Presses Universitaires de Lyon, 1985.
L'Indifférence des ruines. Marseille : Editions Parenthèses,
1985.
La Mémoire du chien. Paris : Fourbis, 1993.
La Perfection du bonheur. Paris : Descartes & Cie, 1994.
illet rouge sur le sable, texte de Florence Delay, dessins de F.M.
Paris : Fourbis, 1994.
Le Chemin des dames. Paris : Fourbis, 1995.
La Chambre d'amour. Cleguer : Editions du Scorff, 1997.
La Housse partie. Paris : Fourbis, 1997.
Chutes libres. Farrago, 2000.
La police des caractères. Paris : Descartes & Cie, 2001.
Curro, Romero y Curro Romero. Paris : Editions Verdier, 2001.
À partir du lapin. Paris : Editions Verdier, 2002.
Kirili à Montmajour. Paris : Editions du patrimoine, 2002.
L'Enlèvement d'Europe. Paris : Editions Atlantica, 2002.
Rocío. Paris : Editions Verdier, 2003.
Édition de :
Bataille, Georges. Oeuvres complètes, TOME X, TOME XI, TOME XII.
Paris : Gallimard, 1987, 1988.
Laclos, Choderlos (de). Préface, notes, dossier in Les Liaisons dangereuses.
Paris : Presses Pocket, 1989.
Leiris, Michel. Préface, notes, dossier in La course de taureaux.
Paris : Fourbis, 1991.
Dostoievski, F. Lecture de F.M. in Les carnets du sous-sol, traduit par
André Markowicz. Paris : Babel-Actes Sud, 1992.